Alan Kleden : Concurrence identitaire et quête d’autonomie

L’ethnocentrisme, lorsqu’il est envisagé sous une forme dynamique et contextualisée, constitue un puissant moteur identitaire. L’ethnocentrisme positif, centré sur la valorisation et la protection des ressources internes, se distingue de l’ethnocentrisme négatif, qui s’exprime par une résistance aux influences externes perçues comme menaçantes. Ces deux manifestations, bien que différentes, interagissent dans un processus complexe de concurrence identitaire, où chaque entité politique cherche à maximiser sa cohérence interne et à préserver son autonomie dans un environnement concurrentiel.

Pour expliquer ce phénomène, la formule de Kleden-Hamilton[1]propose un cadre analytique structuré. Initialement inspirée de la théorie de la sélection de parentèle en biologie, elle est ici adaptée aux dynamiques psychosociales et identitaires, permettant de modéliser la compétition entre systèmes identitaires sur la base de trois variables :

  • r : la proximité axiologique, qui mesure le degré de partage des valeurs au sein du groupe.
  • B : le bénéfice perçu à renforcer ou maintenir l’identité collective.
  • C : le coût supporté pour préserver cette identité.

La formule rB > C montre que l’identité collective est préservée et consolidée tant que les bénéfices (B), pondérés par la proximité axiologique (r), dépassent les coûts associés (C). Cette logique, lorsqu’elle est appliquée aux mouvements autonomistes, éclaire la résilience de certains collectifs malgré des coûts considérables.

Cette dynamique peut être illustrée par l’histoire du mouvement indépendantiste kanak en Nouvelle-Calédonie, notamment lors de la crise d’Ouvéa en 1988, qui fournit un exemple saisissant de ce processus. L’histoire du mouvement indépendantiste kanak en Nouvelle-Calédonie, notamment lors de la crise d’Ouvéa en 1988, fournit un exemple saisissant de cette dynamique. Les militants kanaks, confrontés à des coûts très élevés – répression militaire, sanctions judiciaires, et même la mort – ont néanmoins persévéré dans leur lutte, guidés par un attachement identitaire puissant.

La proximité axiologique (r) était extraordinairement élevée, renforcée par une mémoire collective et des valeurs culturelles partagées, tandis que le bénéfice perçu (B) n’était pas simplement politique ou économique, mais hautement symbolique, voire métaphysique : chaque acte de résistance devenait une contribution à l’histoire du peuple kanak. Le coût (C), bien que réel et significatif, était relativisé dans cette dynamique, transformé en sacrifice nécessaire pour préserver l’identité collective.

Une analyse chiffrée permet de mieux comprendre les décisions prises par les militants kanaks dans ce contexte. Chaque mise à jour contextuelle apporte un éclairage sur l’évolution de la balance entre proximité axiologique, bénéfice perçu, et coût supporté. La simulation bayésienne ci-après illustre le processus décisionnel des militants kanaks lors des événements d’Ouvéa en 1988. Chaque mise à jour représente un ajustement contextuel (intensification des conflits, répression accrue, ou mobilisation symbolique). La courbe suivante montre l’évolution de rB (proximité axiologique × bénéfice perçu) et de C (coût supporté) au fil des décisions.

Le graphique montre que rB reste constamment supérieur à C, expliquant pourquoi les militants ont maintenu leur engagement malgré des conditions extrêmement défavorables. Le bénéfice perçu augmente au fil des événements, notamment à mesure que la cause prend une dimension historique et symbolique plus forte. En revanche, le coût C, bien que croissant, ne parvient pas à dissuader les militants, car r et B revalorisent continuellement l’engagement identitaire.

Cette analyse de la formule de Kleden-Hamilton offre une perspective identitaro-souverainiste illustrant la façon dont chaque entité politique ajuste ses stratégies pour maximiser sa survie identitaire dans un environnement de concurrence constante. L’analyse de la concurrence identitaire à travers cette formule offre une lecture identitaro-souverainiste, où chaque entité politique ajuste ses stratégies pour préserver son autonomie et maximiser sa fitness axiologique[2]. Dans ce cadre, l’ethnocentrisme positif devient un levier de consolidation interne, renforçant l’attachement des membres au groupe, tandis que l’ethnocentrisme négatif joue un rôle protecteur en filtrant les influences extérieures.

En Nouvelle-Calédonie, cette dynamique s’inscrit dans une double tension entre intégration nationale et autodétermination régionale. Les militants kanaks mobilisent leurs ressources symboliques – langue, culture, mémoire historique – pour alimenter une concurrence identitaire face à l’État français, cherchant à affirmer leur souveraineté tout en s’opposant aux normes extérieures perçues comme menaçantes.

Enfin, il est essentiel de souligner le rôle des alliances stratégiques et du rapport de force dans la réussite ou l’échec des mouvements autonomistes. L’histoire nous enseigne que le succès d’un mouvement identitaire ou autonomiste ne peut se limiter à la seule cohésion interne ou à la résilience face aux coûts de cette lutte. Si ces éléments sont essentiels pour mobiliser durablement les ressources internes, ils demeurent insuffisants sans un soutien externe décisif. Obtenir des alliés puissants et indépendants de la puissance dominante devient alors une condition nécessaire pour modifier le rapport de force en faveur de l’entité en quête d’autonomie.

Si l’histoire kanake illustre une résilience interne fondée sur une forte cohésion identitaire, l’exemple du Donbass met en lumière l’importance décisive des soutiens externes dans la modification du rapport de force. Dans ce contexte, les revendications séparatistes du Donbass ont bénéficié d’un appui stratégique, militaire et diplomatique majeur de la Russie, rendant la cause indépendantiste plus résistante aux pressions exercées par le gouvernement ukrainien. Cette solidarité axiologique entre les populations pro-russes du Donbass et la Russie a renforcé la proximité identitaire (r) tout en augmentant considérablement le bénéfice symbolique et matériel (B) perçu par les séparatistes. Ce soutien a ainsi fait pencher le rapport de force en leur faveur, malgré des coûts extrêmement élevés (C) imposés par Kiev.

Cet exemple souligne que sans soutien externe solide, une entité autonomiste est rarement en mesure de renverser seule la domination d’une puissance centrale bien structurée. Le cas kanak, tout en offrant une illustration précieuse de la résilience identitaire, montre également les limites de l’isolement lorsque les alliances stratégiques font défaut.

Dans le contexte géopolitique actuel, les entités autonomistes doivent intégrer les réalités internationales et ajuster leur stratégie en conséquence. La construction d’alliances solides repose sur la capacité à mobiliser des récits identitaires convaincants, capables de susciter une empathie internationale et d’attirer l’attention des puissances capables de contrebalancer l’influence de l’État dominant. La multiplication des acteurs internationaux, qu’il s’agisse d’États, d’organisations transnationales ou de mouvements diasporiques influents, offre de nouvelles opportunités pour modifier les rapports de force. Les réseaux diplomatiques, médiatiques et économiques doivent être exploités pour internationaliser la cause, mettant en avant les principes d’autodétermination reconnus par le droit international, tout en dénonçant les abus et les répressions éventuelles. À l’image du Donbass bénéficiant d’un appui stratégique russe ou du Kosovo trouvant des alliés en Europe et aux États-Unis, seuls les mouvements capables de tisser des alliances à différentes échelles (multiscalaires) seront en mesure de transformer leurs aspirations en réalités politiques.

Enfin, l’adaptabilité stratégique devient cruciale dans un monde où les configurations géopolitiques sont en constante mutation. Chaque entité autonomiste doit savoir moduler ses revendications et ses modes d’action selon les fenêtres d’opportunité qui s’ouvrent, sans jamais négliger le lien profond avec ses ressources symboliques internes. La convergence entre cohérence identitaire et diplomatie externe demeure probablement un levier nécessaire pour espérer faire de l’indépendance un projet viable et durable. En définitive, chaque mouvement autonomiste doit conjuguer cohérence identitaire et stratégie diplomatique habile pour inscrire durablement son projet dans la réalité politique contemporaine.


[1] Cette formule a été énoncée dans l’ouvrage Les lois naturelles du politique (Alan Kleden), à paraître en 2025.

[2] La fitness axiologique a été énoncée pour la première fois dans l’essai Vrai, croire-vrai et préférences (2024) et reprise dans Les lois naturelles du politique (2025). Inspirée de la fitness darwinienne, elle désigne la capacité d’un système de valeurs à se maintenir, se reproduire et s’adapter dans un environnement concurrentiel, tout en régulant les tensions entre innovation et stabilité culturelle.

Alan Kleden

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