Le Temps des fractures, Livre de François Martin

22,00 

La guerre d’Ukraine, et aussi celle de Gaza, et même les soubresauts africains, sont la marque d’un profond « basculement du monde », comme nous l’avions annoncé dans notre précédent ouvrage « L’Ukraine, un basculement du monde ». Mais elles sont aussi le signe de l’accélération d’un processus décolonial, une « libération » du sud par rapport au nord. Aujourd’hui, le nord et le sud s’éloignent, et une grave fracture s’installe. À cela, de nombreuses causes : moins le passé esclavagiste et colonial que ce que l’on croit, mais bien plus une dérive du nord, qui dit vouloir promouvoir les valeurs de liberté, de démocratie et de paix, mais répand au contraire, de façon perçue comme hypocrite par le sud, la domination, le matérialisme, le pillage et la guerre.

Quel est le monde qui se dessine ? Comment la Russie va-t-elle gérer sa victoire, aujourd’hui pratiquement acquise ? Quelles perspectives de sortie de crise pour Gaza ? Comment d’autres pays vont-ils se positionner ? Et quel sort sera réservé à l’Europe dans ce contexte ?

Selon la façon dont il sera géré, ce « temps des fractures » pourrait être gravement négatif, mais aussi possiblement bénéfique, en ouvrant de nouvelles perspectives. Un pays pourrait jouer un rôle majeur dans ce contexte, pour apaiser les tensions, c’est la France. Quel pourrait, quel devrait être son rôle ?

Francois Martin est géopoliticien, journaliste et essayiste, diplômé de l’ESSEC et de l’EMBA HEC, et auditeur de l’IHEDN et de l’INHESJ. Il a travaillé pendant 40 ans dans le commerce international de l’alimentaire sur plus de 100 pays et parle 6 langues. Il est Président du Club HEC Géostratégies et ex-Président du Pôle Globalisation d’HEC Alumni. Il a cofondé, avec Paul-Marie Coûteaux, la revue Le Nouveau Conservateur et le Cercle Eleutheria. Il a publié en 2023 « L’Ukraine, un basculement du monde », ainsi que de nombreux articles sur les questions de géopolitique. Il intervient sur de nombreuses chaînes télé.

Introduction

Après avoir écrit « L’Ukraine, un basculement du monde »[1], la réflexion ne pouvait s’arrêter là. Il était impératif de poursuivre et d’élargir le propos. En effet, si la guerre d’Ukraine, qui entre maintenant dans sa troisième année, a révélé et amplifié, bien plus qu’elle n’a créé, un basculement du monde, déjà à l’œuvre depuis longtemps, mais pas assez compris ni analysé, d’autres conflits, comme celui de Gaza, ou encore des changements de régimes africains, ou un « réveil des peuples » en Europe, ont pris la suite. Ils ont expliqué la véritable nature de ces changements « tectoniques » : l’accélération d’un processus décolonial, une « libération » du sud par rapport au nord[2]. Ceci est vrai pour tous les événements mentionnés.

Le constat est simple, et grave : aujourd’hui, le sud et le nord s’éloignent, et une profonde fracture s’installe progressivement. Les mécontentements, les incompréhensions, les haines, la méfiance, la méconnaissance, les calculs géopolitiques s’accumulent de part et d’autre, rendant de plus en plus difficile une nécessaire entente, même a minima, des pays et des peuples autour de la notion de « communauté des nations » incarnée par l’ONU, une instance aujourd’hui discréditée et impuissante.

A cela, de nombreuses causes :

  • Une nouvelle et profonde aspiration des peuples à être gouvernés par eux-mêmes. Cette aspiration, contrairement à ce que l’on croit, provient moins du souvenir d’un passé esclavagiste ou colonial du nord, mais bien plus d’une dérive du nord, qui dit vouloir promouvoir les valeurs de liberté, de démocratie et de paix, mais qui s’est enfoncé dans un matérialisme de plus en plus égoïste, et qui répand au contraire, de façon perçue comme très hypocrite par le sud, la domination, le pillage et la guerre. Cet ensemble, autrefois leader du monde, n’en est plus que le dominant. Il a perdu, en quelques dizaines d’années, son charme et son attractivité. Des belles « valeurs » humanistes occidentales, si souvent mises en avant, il ne reste que le mensonge. C’est ainsi, du moins, que de nombreux pays et peuples du sud global voient les choses, et ils ont sous les yeux de multiples exemples qui le prouvent, le conflit gazaoui étant certainement le plus emblématique d’entre eux.
  • Cette aspiration des peuples à leur « libération » ne s’exprimerait pas aussi fortement s’ils ne constataient pas, outre le fait que leurs dominants ne sont plus guère leurs protecteurs, mais simplement leurs exploiteurs, que ces dominants s’affaiblissent de jour en jour. L’incapacité de toutes les forces de l’OTAN, malgré leur coalition, leurs techniciens, leurs armements sophistiqués et leurs milliards de USD, à faire plier l’armée russe, ou encore la sauvagerie parfaitement inutile du gouvernement de Natanyahu en Israël, incapable de vaincre la guérilla gazaouie, et réduit à bombarder sans relâche et à réduire à la famine 2,3 millions de civils devant les caméras du monde entier, pour se donner une contenance, sans que l’occident qui le soutient ne réagisse à une telle boucherie, ou encore la facilité avec laquelle les nouveaux régimes sahéliens chassent aujourd’hui la France, malgré les traités de coopération militaire et civile de longue date, ou encore, pire du pire, les pathétiques comportements de Joe Biden, pourtant Président de la plus grande puissance du monde, incapable de trouver ses mots ni de se repérer sur une estrade, tout cela contribue à faire comprendre à ces pays et peuples, jeunes pour la plupart, qu’une page de leur Histoire est en train d’être tournée, et qu’une opportunité est à saisir.
  • Enfin, un troisième facteur, très important, amplifie cette fracture : les divergences culturelles entre un sud qui assume toujours, et partout, son conservatisme (dualité des sexes, primauté de la sexualité reproductive et de la famille, importance des enfants, respect profond des anciens et des ancêtres, importance des liens sociaux, familiaux, de quartiers ou ethniques, traditions, spiritualisme, etc.), par rapport aux choix du nord, qui tente d’imposer partout, de façon très agressive, y compris vis-à-vis de ses propres peuples, sa vision progressiste de la société (sexualité récréative, féminisme radical, mouvements LGBTQIA+, avortement, euthanasie, transhumanisme, écologie radicale, matérialisme, satanisme, etc.), une évolution dont les pays du sud ne veulent à aucun prix. Plus encore, peut-être, que les divergences politiques ou économiques, cette fracture culturelle, qui touche, pour les pays du sud, à un des aspects les plus intimes de leurs sociétés, est une divergence non négociable et irréconciliable, à la différence des autres.

Par rapport à ce grand mouvement, quel est le monde qui se dessine ? Comment la Russie, dont la victoire sur le terrain est largement acquise, va-t-elle gérer celle-ci, et tenter de la transformer en une victoire politique qui préserve malgré tout ses liens avec l’Europe, ce qui est, n’en doutons pas, en arrière de la main, l’une des obsessions de Poutine, face à l’obsession inverse, celle des USA, qui tentent par tous les moyens de recréer un « rideau de fer », plus infranchissable encore que le premier, empêchant pour toujours l’Europe et la Russie (qui est européenne !) de se réconcilier ? Comment va se terminer l’effroyable massacre de Gaza ? Et, quelle que soit la solution trouvée, que restera-t-il de l’image de l’occident, la « civilisation des droits de l’Homme » et de l’humanisme, qui a montré, dans cette affaire, son incroyable apathie et sa suprême lâcheté ?

Que vont faire les nouveaux chefs de l’Afrique sahélienne ? Quel sera l’avenir des BRICS, qui constituent aujourd’hui, plus encore que la Chine, la véritable menace contre le pouvoir américain ? Et quel est le sort de l’Europe, dont l’avenir se joue en ce moment même, et du « réveil des peuples » qui s’y dessine ? Échappera-t-elle au pillage et à la perte définitive de son pouvoir politique, une dégradation déjà largement entamée ?

Enfin, quel peut être l’avenir de ce « temps des fractures » ? Selon la façon dont il sera géré, il peut être gravement négatif, mais aussi bénéfique, s’il concourt à un nouveau type de relations, plus libres et plus responsables, entre les États. Dans ce processus, un pays peut jouer un rôle fort important, soit dans un sens, soit dans l’autre, c’est la France. Pour le moment, elle accompagne plutôt les choses vers le pire, et elle empire aussi elle-même. Mais cela peut-il changer ?

 

[1]   Editions Jean-Cyrille Godefroy, 2023

[2]            Et aussi une « libération » des peuples du nord par rapport à certaines forces internes