Il y a cinq ans, les Français découvraient l’existence de l’espagnol Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Image rassurante d’un Senior d’expérience, Monsieur Borrell s’en allait porter aux quatre coins du monde la voix d’une Europe élevée au rang de « puissance d’influence », de « puissance éthique et normative », et finalement de puissance tout court. D’ici peu, ils découvriront son successeur, l’estonienne Kaja Kallas.
Derrière cette façade séduisante, la réalité est autre. Dénué de légitimité démocratique, Monsieur Borrell comme Madame Kallas sont l’incarnation d’un nouveau Saint Empire Romain Germanique portant dans le monde les valeurs postmodernes d’une élite déconnectée.
Sur le plan diplomatique, ils sont la résultante d’un long processus de dévoiement de la Coopération politique européenne initiée en 1970, dans la foulée du rapport Davignon, pour développer en Europe un travail intergouvernemental pragmatique permettant d’adopter des positions internationales communes. Aujourd’hui,ce n’est plus de coopération intergouvernementale qu’il s’agit, mais bien de faire de l’Union européenne à 27 l’un des « grands acteurs de la gouvernance mondiale » comme le rappellent à grand renfort de propagande les institutions bruxelloises.
Naturellement, chacun comprend que pour atteindre ce nouveau statut, nos chers et vieux pays devront, tôt ou tard, dire adieu à l’ambition dépassée d’une politique étrangère nationale. Pourtant, le monde post-westphalien de « la fin de l’Histoire » et de la mondialisation heureuse qui soutenait la prétention d’une soft-puissance européenne, n’est plus. Remis en selle par l’affrontement sino-américain, la désaffection d’une part croissante de la société internationale à l’égard de l’occident et la guerre en Ukraine, le vieux monde est de retour. Pour Monsieur Borrell et ses zélateurs fédéralistes, fort habiles au bonneteau des idées, peu importe cette révolution. Si la fin de l’URSS et la promotion des échanges mondialisés justifiaient déjà, il y a un quart de siècle, l’effacement des diplomaties nationales européennes, le retour en force de l’Histoire et de ses tragédies obligerait aujourd’hui au regroupement des efforts et à la disparition des velléités nationales au profit d’une nouvelle unité impériale. CQFD et chapeau bas.
Certes, des forces insuffisamment informées, au premier rang desquelles les peuples européens, rechignent à s’abandonner au nouvel ordre impérial. Certes, des nations n’ont pas encore totalement consenti à saborder leur rang dans l’ordre international, comme la France avec sa force de dissuasion nucléaire et son siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Certes, la soumission européenne à l’OTAN agace toujours quelques rares dirigeants, connaisseurs de La Boétie et de son « Discours sur la servitude volontaire » qui s’obstinent à ne pas comprendre pourquoi la sécurité du continent devrait se décider à la Maison Blanche comme le stipule l’article 42-7 du TUE qui fait de l’OTAN le fondement de la défense collective européenne.
Car, malgré tout son talent dialectique, la machine bruxelloise éprouve de façon croissante les limites du « ministère de la Parole » dont elle a usé et abusé pour se mettre en scène aux yeux du monde et de sa propre population. L’Union européenne donateur modèle d’aide publique au développement, l’Union européenne aux avant-postes de la lutte contre le changement climatique, l’Union européenne instrument de prévention des conflits, l’Union européenne acteur militaire crédible, l’Union européenne enviée de tous, cette communication tous azimuts que portait M. Borrell dans l’univers douillet qui a précédé février 2022 est aujourd’hui devenue inaudible.
Brutalement confrontée à la dureté des rapports de forces interétatiques, aux guerres asymétriques et à l’explosion des conflits partout dans le monde, la novlangue européenne ne parvient plus à faire reluire un bilan inexistant. Même l’observateur le plus complaisant rencontre des difficultés à cerner l’apport concret de cette fédéralisation rampante en matière de diplomatie, de sécurité et de défense. Des guerres de Yougoslavie des années 1990 jusqu’à l’Ukraine, en passant par le Moyen-Orient post 7 octobre, la déroute sahélienne ou la vague migratoire sub-saharienne, rien de substantiel ne peut être porté au crédit de cette multilatéralisation diplomatique, avant comme après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. En revanche, la gestion par Bruxelles de la crise ukrainienne n’aura pas peu contribué à jeter la Russie dans les bras de la Chine et à cimenter les fondations d’un axe illibéral qui n’était ni naturel ni inéluctable.
Cette dissonance cognitive entre la réalité du monde et les « stratégies » sur papier, comme celle adoptée en novembre 2016, sur « le renforcement de la résilience, l’adoption d’une approche intégrée des conflits et des crises et une plus grande autonomie stratégique en matière de sécurité et de défense », ne relève pas d’un simple échec de communication. L’ambition impériale de Bruxelles « superpuissance du bien » fait eau de toute part et les
envolées sur l’Europe « exportatrice nette de sécurité » et modèle de « conflict manager » apparaissent pour ce qu’elles sont : pompeuses et décalées.
La triste vérité est que la politique étrangère de l’Union européenne est un échec avéré. Au lieu de bénéficier de l’effet démultiplicateur d’une coopération pragmatique entre diplomaties nationales, l’illusion impériale ne produit que du vide. Elle stimule en revanche les appétits, en particulier allemands, pour le siège français au Conseil de sécurité et accroît l’insécurité collective du monde par la disparition des diplomaties alternatives et d’équilibre, comme le fut la diplomatie française du général de Gaulle.
Les États, redevables devant leurs peuples de leur continuité historique, doivent comprendre que cette mécanique diplomatique ne mène nulle part sinon à recourir en permanence aux critères du plus petit dénominateur commun et de l’intérêt supérieur des États-Unis. Il est temps de laisser M. Borrell et demain Madame Kallas aux illusions d’un verbe sans force ni contenu. En revanche, retisser ensemble, entre diplomaties européennes, les fils d’une coopération intergouvernementale en matière de politique étrangère et de défense est la seule voie qui permettra de respecter les sensibilités nationales et le principe d’efficacité, c’est-à- dire de travailler efficacement pour la paix.
André Rougé
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