Mai 68, le grand carnaval parisien (III)

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La dernière partie du texte témoignage d’Arnaud Imatz sur les évènements de mai 68 – Les pensées pros et anti-68. Vers la fin de l’Europe ? 

Les pensées pros et anti-68

Voyons maintenant les interprétations des pensées de 68. Disons bien les pensées de 68 et non pas la pensée de 68, car, en dehors des acteurs réels des événements de mai 68, il y a tous les inspirateurs, c’est-à-dire une série de maîtres penseurs aux thèses et doctrines différentes que les leaders des contestataires gauchistes avaient souvent lus et commentés.
Parmi ces inspirateurs, il y a bien sûr les trois M : Marx, Mao et Marcuse (la Marcuse de la deuxième école de Francfort). Mais pour ne pas tomber dans la caricature, il faut encore citer toute une pléiade d’auteurs tels Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, Roland Barthes, Gilles Deleuze, Felix Guattari, Louis Althusser, mais aussi Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roger Garaudy, Henri Lefebvre, Pierre Bourdieu, Jean-François Lyotard, Claude Lefort, Edgar Morin, Cornelius Castoriadis, les situationnistes Guy Debord, René Vienet et l’écologiste André Gorz. Soit, un mélange détonnant de penseurs antihumanistes et humanistes, libertaires et marxistes.


Les arguments des adeptes du culte de 1968 sont souvent répétitifs, filandreux, et nébuleux. Plus de cinquante livres, édités ou réédités à l’occasion du 50e anniversaire, louent l’esprit soixante-huitard (voir notamment les ouvrages de Julie Pagis, Ludivine Bontigny, Boris Gobille, Hervé Hamon ou Patrick Rotman). Les articles, entretiens et programmes de radio ou de télévision se comptent eux par centaines.

La vulgate pro-68 se déploie généralement dans le registre de l’imprécation, de l’insulte et de l’amalgame polémique. Elle se caractérise par des déclarations péremptoires, l’absence de perspective historique, la négation des faits, l’oubli des contextes, le désintérêt pour le travail historique, l’agression verbale et le mépris de “l’autre” (celui qui ne partage pas les mêmes critères).
Selon elle, il y a bien eu quelques dogmatismes, quelques erreurs et un échec final, mais l’important est qu’il reste un héritage merveilleux, idyllique et paradisiaque. Un legs qui se résume en quelques mots : l’exigence d’émancipation individuelle des valeurs traditionnelles, la recherche de la participation à la vie sociale et politique, l’aspiration à plus d’égalité et moins de discrimination et la critique de l’économisme et du productivisme. Ainsi, le philosophe libéral-libertaire, Serge Audier, affirme, sur le ton exalté du militant, que “la pensée politique française gagnerait à se revitaliser dans ces eaux” (La pensée anti-68, 2008).

Comment ? On ne sait. Mais bien entendu, Audier proclame urbi et orbi que le pamphlet de Cohn-Bendit Le gauchisme, remède à la maladie infantile du communisme, publié après 1968, vaut toutes les critiques qui lui ont été faites. Il recommande, non sans habileté manœuvrière, d’oublier les expressions les plus radicales et les plus intransigeantes du mouvement afin de ne sélectionner que les formulations les plus représentatives de ce qui devrait être, selon lui, la voie d’une future émancipation.

Mai 68, le grand carnaval parisien (III)

Il est évident que, pour ces libéraux-libertaires, mai 68 a été et reste une expérience démocratique et révolutionnaire prometteuse. Ce sont les mêmes qui sont les contempteurs de la vieille gauche socialiste, celle qui voulait autrefois représenter les classes populaires, qu’ils considèrent aujourd’hui trop conservatrice en termes de normes familiales et sexuelles, et qu’ils souhaitent remplacer par une nouvelle gauche postmoderne et libertaire.

Le discours anti-68 est pour sa part plus diversifié et pluriel qu’on ne le dit. Tout d’abord, il faut mentionner le discours convenu des politiciens qui souhaitent séduire et capturer une partie de l’électorat, pour ensuite se débarrasser ou trahir au plus vite des promesses qu’ils considèrent contingentes. “Les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient“, disait le ministre Charles Pasqua.
Ces exemples de manipulation des électeurs abondent. François Hollande déclarait lors des élections présidentielles de 2012 : “Mon ennemi, c’est la finance“…. puis, il s’est montré plutôt son ami. Nicolas Sarkozy affirmait lors de la campagne de 2007, conseillé en cela par l’ancien directeur de Minute, Patrick Buisson : “Dans ces élections, nous devons savoir si l’héritage de mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une fois pour toutes (….) Je veux tourner la page de mai 68“. Autant de déclarations démagogiques qui ne doivent pas être prises au sérieux. Il s’agit là de tactiques de communication. Sarkozy était en fait un digne fils de 68 (comme le sont tous ses successeurs à la présidence), un parfait exemple de spectacle politique, un homme dont la pratique politique et la vie privée ne sauraient déplaire aux bobos, que sont devenus les vieux gauchistes de 68.


Beaucoup d’auteurs ont fait la critique sévère de 1968 à partir de positions et de sensibilités les plus diverses : extrémistes de gauche, communistes, républicains-laïcistes de gauche, conservateurs, néolibéraux, gaullistes, traditionalistes, populistes, nationalistes et radicaux droitistes. La liste de leurs reproches est longue : dogmatisme anticapitaliste, agression totalitaire contre la démocratie, promotion du relativisme, nihilisme absolu, déterminisme économique, irrationalisme, culte de la violence, mépris de l’effort, abolition de la valeur du travail, antihumanisme, terrorisme intellectuel, avènement de la médiocrité, perte du sens du bien commun, égoïsme, narcissisme, etc.
Un point est indiscutable : les années 1960-1980 ont été marquées par la victoire de l’individualisme radical. Les vaincus ont été le gaullisme, le communisme, le catholicisme, la famille et l’idée de la patrie comme patrimoine et civilisation.
L’Église s’est retrouvée prise dans une contradiction insoluble : elle continue de croire ou de faire croire que sa conception de la justice est concevable dans un monde où l’individu prétend être son propre souverain. Mais la contradiction dans laquelle se débattent le néolibéralisme et le progressisme socialiste n’est pas moindre : ils réfutent le concept de nature politique de l’homme hérité du christianisme, mais affirment dans le même temps que l’homme a des droits naturels ; ils proclament le relativisme anthropologique et affirment simultanément un universalisme qui absolutise les droits naturels de l’homme.

Les critiques post mai 68

Commençons par les gauchistes eux-mêmes. Paradoxalement, ils ont eux aussi dénoncé la trahison des pseudo-révolutionnaires. C’est le cas de Guy Hocquenghem, dont la célèbre Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, publiée en 1986, a été réimprimée en 2014 par Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique et disciple de l’altermondialiste Pierre Bourdieu. D’autres auteurs de gauche ont été très critiques du spontanéisme gauchiste, qu’ils tiennent pour contre-révolutionnaire. C’est le cas d’anciens maoïstes comme Philippe Solers ou d’anciens situationnistes comme le sociologue Jean-Pierre Le Goff.

Mai 68, le grand carnaval parisien (III)

A l’occasion du dixième anniversaire, Régis Debray avait publié un véritable réquisitoire Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire (1978). Il s’agissait d’un diagnostic néomarxiste très proche de celui du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini. Au fond, Debray considérait que 68 avait été la normalisation de la France aux exigences consuméristes et hédonistes du capitalisme international.

C’était la réalisation du projet social dont rêvait la droite libérale, mais qu’elle n’avait jamais osé entreprendre. En somme, le capitalisme a toujours été « révolutionnaire » et mai 68 n’a jamais été que le berceau de la nouvelle société bourgeoise.
D’autres attaques contre 68 se sont concentrées sur les défis éthiques, psychologiques et culturels. Il en est ainsi de la critique du relativisme moderne du libéral, ex-maoïste, Alain Finkielkraut, et de la dénonciation de la « révolte contre le père » des psychanalystes Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel.


Les représentants du PCF n’ont pas été en reste dans leurs attaques. Selon les deux secrétaires généraux, Jacques Duclos et Georges Marchais, il ne fait aucun doute que les gauchistes ont joué le jeu des réactionnaires, qu’ils ont été objectivement les alliés de la bourgeoisie et du capitalisme. Le communiste Michel Verret (ancien disciple d’Althusser) considère que ce n’était rien de plus qu’une révolution imaginaire et fantasmagorique de jeunes immatures. Quant au freudien-marxiste Michel Clouscard, il fait le lien entre mai 1968 et l’arrivée du néocapitalisme et semble avoir été le premier à utiliser le terme libéral-libertaire, dès 1973. Il y a enfin toute une pléthore d’intellectuels libéraux, très hostiles à 68 qui, dans leur jeunesse, étaient staliniens ou militants du PCF. C’est le cas d’Annie Kriegel, Alain Besançon, François Furet et Emmanuel Leroy-Ladurie.


La gauche républicaine, souverainiste et laïciste, a également critiqué très sévèrement les gauchistes de 1968, les qualifiant d’’adversaires du peuple. C’est le cas du démographe Emmanuel Todd, de l’ancien philosophe maoïste Blandine Barret-Kriegel, du philosophe Jean-Claude Michéa (disciple français de Christopher Lasch), des sociologues Paul Yonnet, Marcel Gauchet (ancien libertaire), Pierre-André Taguieff (ancien situationniste), des écrivains Philippe Muray et Michel Houellebecq ou des journalistes Éric Zemmour, Jean-Claude Brighelli, Elizabeth Lévy, Éric Conan…

Bien entendu, la droite conservatrice-libérale n’a jamais cessé, pour sa part, de fustiger l’héritage mortel de la génération de 68. Mentionnons ici : l’ancien socialiste Max Gallo, Alain Griotteray, Philippe Bénéton, Marc Fumaroli, l’’ex-libertaire Pascal Bruckner, Luc Ferry et Alain Renaut (auteurs de La pensée 68 : essai sur l’antihumanisme contemporain, 1985), mais aussi les catholiques Jean Brun, Pierre Manent, Matthieu Gimpret et Chantal Delsol (ces deux derniers auteurs ayant dirigé l’ouvrage collectif Liquider mai 68, 2008).

Mai 68, le grand carnaval parisien (III)

D’autres, comme Jean-François Revel, Gilles Lipovetsky et Nicolas Baverez, ont critiqué 1968, mais défendu simultanément les promesses du développement de l’individualisme et du modèle individualiste-capitaliste américain.

Yves Roucaute, ancien directeur de l’Institut Gramsci, a adopté une position similaire, c’est-à-dire proche des néoconservateurs américains opposés aux vrais conservateurs américains selon la typologie dressée et remarquablement analysée par l’historien et politologue Paul Gottfried. Voir : Paul Gottfried, Le conservatisme en Amérique : comprendre la droite américaine, Paris, 2012.

Parmi les gaullistes, il faut citer Julien Freund, le célèbre auteur de L’essence du politique (1965), Henri Guaino (2002), admirateur de Maurice Barrès et Charles Péguy, Paul-Marie Coûteaux, admirateur de Debray et Philippe de Saint-Robert, deux figures du néo-gaullisme et, enfin, le géopoliticien Charles Saint-Prot, auteur du pamphlet Mai 68, la révolution des imbéciles (2018). Tous ont condamné l’individualisme, l’hédonisme et le cosmopolitisme, le caractère néfaste et mortifère de l’action des libéraux-libertaires responsables de la ruine du politique et de l’hégémonie du marché.

À l’occasion du 50e anniversaire, l’administrateur de la Fondation Charles de Gaulle, Olivier Germain-Thomas, a publié un essai explicitement intitulé La brocante de mai 68. En accord avec eux, j’ai écrit moi-même dans un livre édité en 1996 : “Paradoxalement, la protestation de 1968 a scellé l’alliance de l’esprit révolutionnaire de gauche avec le néolibéralisme bourgeois“. Voir A. Imatz, Par-delà droite et gauche, 1996, ouvrage dont les analyses ont été reprises, refondues et complétées dans Droite Gauche, pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non conformistes du XIXe au XXIe siècle, Éditions Pierre Guillaume de Roux, 2016.


Parmi ces très nombreux auteurs qui ont réprouvé la farce de 68, il faut encore citer le philosophe catholique, maurrassien et gaulliste Pierre Boutang, le spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, Marcel Clément, et le catholique traditionaliste Jean Madiran. Enfin, trois autres auteurs de la droite catholique traditionnelle ont accusé sans concession les effets délétères de l’individualisme et de l’hédonisme soixante-huitard, le philosophe Thomas Molnar et les journalistes Hugues Keraly et Jean Sevilla.
À partir de positions antichrétiennes et néo-païennes, il faut citer le théoricien de la Nouvelle Droite Alain de Benoist, le journaliste Michel Marmin (auteur de La pêche au brochet en Mai 68, 2008) et l’historien Dominique Venner.
Plus récemment, l’africaniste Bernard Lugan a publié un témoignage très personnel, de jeune militant et activiste de l’Action française, Mai 68, vu d’en face. On ne saurait terminer cette longue énumération, malgré tout très incomplète, sans mentionner l’une des figures de proue de l’intelligentsia française du XXe siècle, le national libéral Jules Monnerot, auteur de Sociologie de la révolution (1969) et de Désintox. Au secours de la France décérébrée (1987)


Pour mettre un terme, sur un ton plus léger, à ce survol de la pensée pro et anti-68, donnons la parole à une ancienne membre du mouvement contestataire étudiant, aujourd’hui libérale-libertaire et catholique de gauche, la styliste et collectionneuse d’art contemporain Agnès B. Interrogée longuement sur France Inter le 23 mars dernier, elle s’est définie finalement comme ‘révolutionnaire et réformiste’. Lorsque le journaliste lui a demandé de s’expliquer davantage : ‘mais quelle révolution ?’ Prise de court, cette femme d’affaires, intelligente et réputée professionnellement compétente, n’a pu donner qu’une réponse hésitante, confondante et hors de propos : ‘Il faut changer les choses poétiquement. Euh… j’ai d’ailleurs dans ma galerie, des préservatifs que l’on peut ou non prendre’. Et l’émission s’est arrêtée. Ce dérapage radiophonique m’a au moins permis de comprendre qu’il fallait excuser les mots si injustes et si terribles du général de Gaulle, prononcés à l’heure où il était sans doute le plus dépité : ‘”Le malheur de la France, c’est que les Français sont médiocres“.

Vers la fin de l’Europe ?

Charles de Gaulle était on le sait un fin connaisseur de la pensée politique classique. Il savait que les deux conditions nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie sont un peuple homogène et un territoire qui ne soit pas trop grand. Il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’il penserait aujourd’hui de la mondialisation, de la politique comme spectacle, du culte du multiculturalisme, des droits de l’homme et du marché, dans une Europe irrémédiablement vouée aux nouveaux racismes et antiracismes communautaires.


Dans le livre d’André Malraux Les chênes qu’on abat, de Gaulle livre à l’auteur des paroles qui méritent d’être méditées : ‘La France a été l’âme de la chrétienté ; disons, aujourd’hui de la civilisation européenne. J’ai tout fait pour la ressusciter. Le mois de Mai [Mai 68], les histoires des politiciens, ne parlons pas pour ne rien dire. J’ai tenté de dresser la France contre la fin du monde. Ai-je échoué ? D’autres verront plus tard. Sans doute assistons-nous à la fin de l’Europe. Pourquoi la démocratie parlementaire (la démocratie des bureaux de tabac), qui agonise partout, créerait-elle l’Europe ? Bonne chance à cette fédération sans fédérateur !’ (Cité par Paul-François Paoli, L’imposture du vivre ensemble de A à Z : quelques points de repère, L’Artilleur, 2018)

Arnaud IMATZ

Une première version espagnole de cet article a été publiée dans Razón Española, nº 209, mai-juin 2018, Madrid, Fundación Balmes, fundacionbalmes@yahoo.es
Historien et politologue, docteur d’État en sciences politiques, membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne, Arnaud Imatz est l’’auteur de Droite/Gauche, pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non conformistes du XIXe au XXIe siècle, Éditions Pierre Guillaume de Roux, 2016.

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1 Commentaire

  1. Droal

    Nous attendons avec patience les cendres de Bendit.

    “Tu es soupière et tu retourneras à la soupière” (vraisemblablement “poussière”, plutôt que “soupière).

    On attend depuis le 31 mai 1968, c’est à dire depuis 52 ans, 11 mois et 2 semaines:

    https://www.youtube.com/watch?v=dM0fPuZ-VG4

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