Philippe Pulice : Le risque d’une nouvelle sécession aux États-Unis (1ère partie)

Photo: Ted Eytan

Première partie : La guerre culturelle qui oppose le bloc des démocrates à celui des républicains

Est-ce que la première grande démocratie du monde moderne résistera à la guerre culturelle qui oppose les démocrates aux républicains ? Les États-Unis sont en effet le théâtre de conflits idéologiques d’une intensité incroyable. Le pays est fracturé, avec deux blocs qui ont adopté une logique clanique, où leur seul point commun semble être la détestation de l’autre. Le dialogue est tout simplement devenu impossible. Les sujets de désaccords ne manquent pas, mais l’un d’entre eux s’est révélé particulièrement polarisant : le wokisme. Ce mouvement cristallise les divisions et exacerbe les tensions, menaçant le vivre-ensemble, au point de mettre en péril l’unité nationale et de rendre plausible un scénario de sécession. Une sécession aux États-Unis aurait des conséquences incroyables et imprévisibles, plongeant le monde occidental dans une crise idéologique profonde. Cette crise toucherait particulièrement les Européens séduits par l’idée du fédéralisme. Ce scénario est de plus en plus évoqué dans la presse, tant américaine qu’internationale, ainsi que dans l’univers culturel.

Qui sont ces deux blocs qui se détestent et s’affrontent ? Il s’agit de deux Amériques qui s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre. D’un côté, les États bleus, gouvernés par les démocrates, situés principalement sur les côtes Est et Ouest. De l’autre, les États rouges, sous contrôle républicain, présents dans le Sud, le Midwest et les Rocheuses. À cela s’ajoute une division interne dans chaque État, opposant les grandes villes, majoritairement démocrates, aux zones rurales et petites villes. Schématiquement, les démocrates sont perçus comme progressistes, tandis que les républicains comme conservateurs. Les démocrates et les républicains sont entrés dans un processus de rupture, une sorte de spirale infernale, un cercle vicieux où la raison semble avoir disparu au profit de l’hystérie, de l’irrationnel et même de la paranoïa. Chaque bloc a le sentiment de faire face à une véritable menace existentielle.

Quels sont les grands sujets pour lesquels les points de désaccord sont majeurs ?

L’avortement: en 2022, la Cour suprême des États-Unis a annulé un arrêt fondamental de 1973 concernant l’avortement. Cet arrêt, Roe v. Wade, protégeait le droit des femmes à l’avortement en s’appuyant sur une interprétation de la Constitution. Cette décision a été prise dans le cadre de l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, qui portait sur une loi du Mississippi relative à l’avortement. En conséquence, la question de l’avortement a été renvoyée aux États, leur permettant de légiférer librement sur ce sujet. Aujourd’hui, 26 des 50 États ont durci considérablement les règles concernant l’avortement. Parmi eux, 9 États ont instauré des interdictions quasi totales. En réaction, d’autres États ont annoncé leur intention de protéger le droit à l’avortement sans aucune restriction.

Il est important de comprendre le rôle de la Cour suprême des États-Unis. Comme le Congrès (équivalent de notre Assemblée nationale et de notre Sénat) est en quelque sorte paralysé par l’opposition farouche entre les partis, la Cour suprême intervient de plus en plus comme arbitre des questions juridiques majeures. Composée de 9 juges nommés par les présidents, la Cour est aujourd’hui à majorité conservatrice, suite à la nomination de trois nouveaux juges par Donald Trump, ce qui donne un rapport de force de 6 contre 3.

Les armes à feu : toujours en 2022, la Cour suprême a invalidé certaines lois étatiques, comme celle de New York, qui limitaient le port d’armes en dehors du domicile, jugeant ces restrictions contraires au Deuxième Amendement de la Constitution, qui garantit le droit de porter une arme. Cette décision a provoqué une vive réaction parmi les démocrates. Bien que les États conservent la possibilité d’imposer des règles concernant le port et la vente d’armes à feu, la Cour suprême envoie un message clair : les restrictions doivent désormais être strictement conformes à une interprétation rigoureuse du Deuxième Amendement, sous peine d’être annulées.

L’environnement : les questions écologiques sont également au cœur des conflits entre démocrates et républicains. En 2017, Donald Trump a annoncé le retrait des États-Unis des Accords de Paris, un accord international signé un an plus tôt par son prédécesseur, Barack Obama, pour lutter contre le réchauffement climatique en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. En 2021, sous la présidence de Joe Biden, les États-Unis ont réintégré les Accords de Paris. Un schéma similaire s’applique aux centrales électriques à charbon. Le Plan pour une énergie propre, mis en place par Barack Obama pour réduire les émissions de carbone des centrales à charbon et favoriser la transition vers des sources d’énergie plus propres, a été annulé par Donald Trump, puis partiellement rétabli par Joe Biden.

Les républicains soutiennent les projets d’exploitation des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), soulignant l’indépendance énergétique qu’elles procurent. Les démocrates, en revanche, privilégient les énergies renouvelables, jugées moins nocives pour l’environnement. Un autre exemple de l’alternance des politiques énergétiques : sous Obama, des règlements et normes ont été établis pour améliorer l’efficacité énergétique des voitures et encourager l’adoption des véhicules électriques. Ces mesures ont ensuite été annulées ou assouplies par Trump, puis partiellement rétablies par Biden.

L’immigration illégale : sujet de tension majeure, illustré par le conflit entre le Texas et l’administration Biden, accusée de laxisme. Le gouverneur Greg Abbott a pris des mesures pour stopper l’arrivée de migrants, estimée à 10 000 par jour en décembre, à la frontière entre le Texas et le Mexique. Il a déployé des agents et installé des barbelés, malgré le fait que ces actions soient contraires aux lois fédérales. Les gardes-frontières fédéraux ont exigé le retrait des barbelés, mais le gouverneur Abbott a refusé, portant l’affaire devant la Cour suprême. Bien que la Cour ait donné raison aux fédéraux, Abbott a invoqué le droit constitutionnel du Texas de se défendre face à une invasion et a poursuivi l’installation de barrières. Cette situation a suscité le soutien de 25 États républicains, qui ont exprimé officiellement leur solidarité avec le Texas.

Et enfin, le wokisme : mouvement qui a aggravé sans aucun doute la fracture idéologique. Dans un pays marqué aussi fortement par l’esclavage, il est clair que la théorie critique de la race (TCR) trouve un écho qui n’est pas de nature à refermer les plaies, alors même que l’intention affichée consiste à lutter contre le racisme. Les causes défendues par le wokisme sont légitimes, mais les méthodes mises en œuvre sont discutables, et c’est le moins que l’on puisse dire. En effet, la TCR part du postulat que le modèle de la société Occidentale, et en l’occurrence celui des États-Unis, est structurellement raciste. Il a été établi pour assoir la domination de l’Homme blanc sur les minorités ethniques (les personnes racisées), et particulièrement les Afro-Américains. Les discriminations faites envers ces minorités ne sont que le produit d’un système bien rôdé que l’Homme blanc perpétue volontairement. Celui-ci bénéficie de facto de privilèges dont il n’a souvent pas conscience.

Quand vous apprenez que vous êtes forcément raciste

Le wokisme essentialise les individus en les enfermant dans leur identité ethnique et en les rendant prisonniers de leur couleur de peau. La sociologue américaine Robin DiAngelo ne fait pas dans la nuance en affirmant que l’identité blanche est intrinsèquement raciste. Pour cette égérie du wokisme, l’identité blanche positive est un objectif impossible à atteindre, et si une personne blanche se défend d’être raciste, c’est qu’elle l’est forcément. Cette rhétorique accusatrice place l’Homme blanc dans une position coercitive où seule la repentance semble être une issue possible. On voit ainsi, par exemple, des personnes blanches avouer publiquement leur racisme, conscient ou inconscient, et demander pardon aux personnes racisées pour les actes qu’elles ont commis ou non, ainsi que pour ceux de leurs ancêtres. Des initiatives sont lancées afin d’aider les personnes blanches à prendre conscience du racisme ancré en elles, bien souvent de manière inconsciente. Ces initiatives portent différents noms : ateliers de sensibilisation au racisme, éducation antiraciste, groupes de discussion sur la race, etc. Les groupes de travail sont animés par des personnes racisées qui apportent leur expertise pour faciliter la déconstruction des comportements et des préjugés racistes.

Des sciences jugées trop « blanches »et qui perpétuent les discriminations

Les sciences sont dans le collimateur des wokes car elles sont accusées, elles aussi, de servir la domination de l’homme blanc sur les minorités, et pas seulement les minorités ethniques. Les sciences modernes sont trop « blanches » et cette blanchitude est porteuse de racisme et de provocation envers les personnes racisées. Il faut donc chasser la « blanchitude » de ces sciences : mathématiques, physique, biologie, histoire, médecine, etc. Au nom de la lutte contre le racisme, la TCR est intégrée dans les cursus universitaires, mais aussi dans celui des écoles publiques. L’enseignement de la TCR déchaîne les passions et polarise le sujet du racisme. Mais cette théorie n’est pas le seul pilier idéologique du wokisme. Il y a également la théorie du genre qui, entre autres, part du postulat que le sexe biologique attribué à la naissance n’a pas de rapport avec le genre masculin ou féminin, et que la norme hétérosexuelle n’a pas de fondement dans la nature. Celle-ci est une invention pour, là encore, permettre à certains d’asseoir leur domination sur d’autres. Avec le wokisme, tous les sujets sont abordés sous le prisme des dominants et des dominés. Et cette théorie est elle aussi enseignée, parfois même dans les écoles primaires.

Place à la cancel culture

La censure fait rage et rappelle les années sombres du maccarthysme en ce sens qu’elle soulève des préoccupations similaires quant à la liberté d’expression et à la répression des idées. Les progressistes ont fait la chasse à tous les produits culturels accusés de véhiculer des préjugés racistes, xénophobes, sexistes, homophobes ou transphobes. Les livres, les bandes dessinées, les films, les séries sont la cible des nouveaux justiciers de l’ordre moral. Tous les signes susceptibles d’offenser, de choquer, d’humilier ou de contrarier les minorités, quelles qu’elles soient, doivent être effacés de l’espace public. Non seulement ces signes agressent les minorités, mais ils perpétuent également les préjugés à leur égard. Même les plus insignifiants sont ciblés, car ils sont perçus comme des micro-agressions par les personnes concernées. Toujours pour ne pas heurter certains groupes au sein de la population, la question de la place de certaines figures historiques dans le récit national, ou plus exactement dans la mémoire collective américaine, a conduit à la suppression d’environ 200 statues et monuments. Les cours enseignés dans les universités et les écoles n’échappent certainement pas à cette opération de grand nettoyage. Les enseignants qui se mettent à la faute font l’objet de farouches campagnes de harcèlement et de dénigrement. L’enseignement est devenu aux États-Unis une activité compliquée et à hauts risques.

Les enseignants doivent également gérer ce qui est appelé le « présentisme » qui se caractérise par l’intérêt décroissant des élèves pour les sujets antérieurs au 20ème siècle, et surtout la redoutable tendance à regarder le passé à travers le prisme du présent, c’est-à-dire avec la morale présente. Les élèves ont développé une hyper sensibilité, les rendant incapables de supporter la moindre contrariété. C’est pourquoi de nombreux établissements universitaires utilisent des « trigger warnings » (avertissements) pour avertir les étudiants que le cours peut contenir des éléments perturbants. Si un étudiant ne souhaite pas être confronté à des contenus susceptibles de l’affecter, de le contrarier, de l’ébranler, ou de raviver des traumatismes enfouis, il peut alors choisir de s’absenter. Ces « trigger warnings » ont tout d’abord été utilisés pour les cours traitant de sujets tels que l’esclavage, le racisme, le colonialisme et les génocides. Puis la liste des sujets sensibles s’est allongée considérablement afin de protéger les étudiants de tout ce qui peut les mettre dans une situation inconfortable : drogue, suicide, mort, maltraitance animale, désordres psychiques, désordres alimentaires, inceste, persécutions en tout genre, etc.

Ce souci d’éviter toute surcharge émotionnelle dans le monde étudiant suscite des interrogations légitimes quant à sa compatibilité avec le développement de l’esprit critique et du libre arbitre. Toujours dans le registre de l’hyper sensibilité, le site américain DoestheDogDie.com permet aux utilisateurs de vérifier si une œuvre, qu’il s’agisse d’un film, d’un livre ou d’une série, contient des scènes potentiellement troublantes. À l’origine, ce site était conçu pour recenser les œuvres où des violences sont exercées sur les chiens, comme son nom l’indique. Cependant, avec le temps, et à l’instar des « trigger warnings », la liste des sujets sensibles a fait l’objet d’une remarquable extension. Certaines requêtes des utilisateurs montrent parfois que la frontière entre hypersensibilité, ignorance et inversion des valeurs est subtile, comme celle par exemple qui demande si dans le film de Steven Spielberg La Liste de Schindler, des animaux sont maltraités…

Philippe Pulice

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