Photo: Ted Eytan
Seconde partie : Le cercle vicieux de la provocation et de la radicalité
En réaction à cette censure opérée par les progressistes, les conservateurs réagissent eux-aussi par des actes du même type. Un représentant républicain du Texas a dressé une liste de 850 titres traitant du racisme ou de la sexualité qui pourraient mettre mal à l’aise, et a demandé leur retrait des bibliothèques scolaires de cet état. Toujours au Texas, le gouverneur Greg Abbott soutient des mesures qui pourraient entraîner des sanctions, voire des poursuites, contre les enseignants et les bibliothécaires mettant à disposition des jeunes élèves des œuvres traitant de thématiques LGBTQIA+. Des États comme le Tennessee, l’Idaho, le Nebraska, l’Oklahoma, l’Alabama, la Louisiane, le South Dakota et le Mississippi adoptent une approche similaire. En Floride, sous l’impulsion du gouverneur Ron DeSantis, une loi sur l’éducation parentale appelée Parental Rights in Education (baptisée Don’t say gay par ses détracteurs), a été adoptée en 2022. Cette loi vise à limiter l’enseignement des sujets relatifs au genre et à la sexualité dans les écoles et à donner aux parents un contrôle plus direct sur ce que leurs enfants apprennent. La question des personnes transgenres est aussi extrêmement clivante. Une vingtaine d’États ont mis en place des lois interdisant la participation des athlètes transgenres dans certaines compétitions sportives et limitant l’accès des mineurs aux traitements médicaux pour la transition de genre.
Le progressisme est la marque des démocrates et certaines mesures prises par l’administration Biden sont sans équivoque. C’est une manière également d’attaquer et de provoquer le clan adverse. Dès son arrivée à la Maison Blanche, Joe Biden a autorisé toutes les personnes transgenres à servir dans l’armée, en annulant la politique beaucoup plus restrictive instaurée sous l’administration Trump. En 2021, Joe Biden, nomme une femme transgenre, Rachel Levine, secrétaire adjointe à la Santé. Depuis 2009, chaque année aux États-Unis, le 31 mars est célébrée la Journée de la visibilité transgenre. Le président Biden, en soutien au mouvement transgenre, marque cette journée par des déclarations réaffirmant son engagement envers les droits des personnes transgenres. Cependant, cette année, le 31 mars coïncidait avec le jour de Pâques. Le soutien affiché par Joe Biden en ce jour de Pâques a suscité une vive réaction dans le camp conservateur. Une porte-parole de Donald Trump a qualifié les déclarations du président Biden de blasphématoires et a accusé son administration de mener une attaque contre la foi Chrétienne. Le ton est donné !
Les États-Désunis d’Amérique…
La guerre culturelle qui sévit aux États-Unis remet en cause l’unité législative du pays. Les États adoptent de plus en plus de lois divergentes sur des sujets controversés, reflétant les clivages idéologiques profonds qui traversent la société américaine. La défiance envers le gouvernement central est grandissante. Selon l’État, les règles en vigueur sur un même sujet peuvent être radicalement différentes. On assiste ainsi à une érosion des règles communes, remettant en cause le principe de l’égalité des citoyens devant la loi. Par ailleurs, un nombre croissant de citoyens se rebellent contre leurs législateurs. C’est le cas des Américains vivant dans les grandes agglomérations des États républicains, souvent à majorité démocrate. Leur poids est loin d’être négligeable, puisqu’ils représentent environ 90 millions de personnes, et la fronde est générale. À titre d’exemple, des dizaines de procureurs de ces grandes villes ont annoncé qu’ils n’engageraient pas de poursuites contre les médecins pratiquant l’avortement ni contre leurs patientes.
À l’inverse, dans les comtés ruraux des États démocrates, de nombreux citoyens réclament leur rattachement à un État républicain voisin. En synthèse, beaucoup d’Américains refusent qu’on leur impose des lois contraires à leurs convictions, valeurs morales ou mode de vie. Des mouvements de population significatifs se produisent, avec des citoyens quittant les États où ils se sentent en quelque sorte étrangers. Les démocrates fuient les États rouges pour rejoindre les États bleus, tandis que les républicains font le chemin inverse. Les États de Californie et du Texas illustrent de manière presque caricaturale, tant elle est forte, le schisme idéologique qui divise les États-Unis. Gouvernée par les démocrates, la Californie a depuis longtemps adopté certaines des lois sociétales les plus progressistes aux États-Unis. Ces lois couvrent des domaines variés tels que les droits des personnes LGBTQIA+, l’avortement, les droits reproductifs, l’inclusion et la diversité, la protection de l’environnement, les droits des immigrés, ainsi que la réforme des prisons. À l’opposé, le Texas, gouverné par les Républicains, a légiféré sur des thèmes similaires à ceux de la Californie, mais dans une direction diamétralement opposée, privilégiant la restriction et l’interdiction. Et ce n’est certainement pas sur la question de la religion, que les démocrates et les Républicains se retrouvent. En 2021, le gouverneur Greg Abbott a signé un décret controversé encourageant l’affichage des Dix Commandements dans les écoles publiques et les bâtiments gouvernementaux. Il a également apporté son soutien aux initiatives visant à intégrer la Bible dans le programme scolaire et à promouvoir la pratique de la prière dans les écoles. Ces mesures ont été vivement critiquées par les démocrates, qui les considèrent comme une violation de la séparation entre l’Église et l’État.
Force est de constater que les divisions aux États-Unis sont profondes, avec deux blocs idéologiques qui s’affrontent avec acharnement sur le même territoire. L’hypothèse d’une sécession ne peut être écartée d’un simple revers de main. Cette idée est d’ailleurs évoquée par David French, une voix influente dans le débat politique américain. Avocat, écrivain et commentateur politique, David French contribue à des médias tels que National Review et The New York Times. Bien qu’il soit situé dans le camp conservateur, il ne se définit pas pour autant comme un « Trumpiste ». Selon lui, les Américains vivent de plus en plus séparés, et l’unité des États-Unis d’Amérique est désormais incertaine.
D’un côté, un état totalitaire déguisé en démocratie et de l’autre, un état théocratique dirigé par des « fous de Dieu »…
Cette hypothèse est également reprise par l’écrivain américain Douglas Kennedy dans son roman d’anticipation Et c’est ainsi que nous vivrons, publié en 2023. Ses livres ont été traduits dans une vingtaine de langues et parmi ses plus grands succès, on peut citer L’homme qui voulait vivre sa vie, Les charmes discrets de la vie conjugale et La poursuite du bonheur. Dans Et c’est ainsi que nous vivrons, l’auteur nous plonge dans une dystopie glaçante. L’action se déroule en 2045. Les États-Unis sont divisés en deux, une deuxième sécession a eu lieu entre les états à majorité républicaine et les démocrates. À l’Est et à l’Ouest du pays, une République offre une liberté totale en matière de mœurs, mais impose une surveillance constante à l’aide de moyens technologiques avancés, tels que les puces électroniques insérées sous la peau. Les habitants vivent comme des robots et ont un stress permanent. Une République où les relations sexuelles sont considérées comme un bien de consommation parmi d’autres, sans lien particulier avec une relation amoureuse. Dans les États du centre, une Confédération où les valeurs Chrétiennes font Loi. Les interdictions y sont nombreuses, notamment concernant l’avortement, le divorce et le changement de genre. Et c’est ainsi que nous vivrons, nous plonge dans l’univers des services secrets. Un agent de la République, Samantha Stengel, reçoit la mission d’infiltrer la Confédération afin d’aller éliminer physiquement l’un de ses plus redoutables agents, qui n’est autre que sa demi-sœur…
Douglas Kennedy est considéré, selon certains, comme l’un des observateurs les plus perspicaces de la société américaine, ce qui donne à son livre une résonance toute particulière. Résolument démocrate, il n’a pas pour habitude de ménager Donald Trump. Dans un article du Figaro datant de septembre 2018, il présentait le président américain comme le nouveau « Mussolini », et dénonçait sa proximité avec la communauté évangélique. Douglas Kennedy analyse les grandes tendances de la société américaine et, à partir de ses observations et de sa sensibilité, imagine ce que pourrait être la situation des États-Unis dans environ deux décennies. Chaque événement a ses causes mais aussi ses conséquences. Sa projection dans le futur est pour le moins sombre : il prédit la dislocation de l’Amérique, envisageant ni plus ni moins la désunion des États-Unis. Au-delà de la projection (la dislocation de l’Amérique), forcément sujette à débat, Douglas Kennedy met en exergue des thématiques percutantes, car elles font écho à ce qui est en train de se produire aux États-Unis.
Les sujets sociétaux atomisent le vivre-ensemble américain…
Premièrement, l’auteur oppose une Amérique où la liberté des mœurs est totale à une autre où les valeurs chrétiennes font loi. En décrivant ainsi le futur visage potentiel des États-Unis, Douglas Kennedy met en évidence la ligne de fracture idéologique qui découle du wokisme soutenu par les progressistes sur les enjeux sociétaux. Les questions liées au changement de genre, à la fluidité des orientations sexuelles, à la parentalité, à la procréation, et aux nouveaux modèles de couple et de famille divisent profondément. Cette division se manifeste par de l’incompréhension, du mépris, voire de la haine, entre des groupes de plus en plus polarisés. Le wokisme est indubitablement la thématique qui a accéléré la rupture entre les progressistes et les conservateurs. D’autant plus qu’au sein des conservateurs, nul ne peut ignorer la montée en puissance et l’influence des Chrétiens évangéliques, qui constituent l’un des groupes religieux à la croissance la plus rapide dans le monde. Se réclamant du protestantisme, les évangéliques se distinguent par leur attachement à la Bible comme autorité suprême, leur engagement dans des missions d’évangélisation, et leur insistance sur la nécessité d’une « nouvelle naissance », correspondant à une transformation spirituelle profonde. On estime à environ 95 millions le nombre de chrétiens évangéliques aux États-Unis, dont 80 % voteraient pour les Républicains. Sur une population totale qui compte environ 342 millions d’individus, leur poids électoral est loin d’être marginal.
La tentation totalitaire des pays occidentaux…
Deuxièmement, l’auteur pointe le système totalitaire qui s’est mis en place dans les deux camps. Un totalitarisme sous couvert de la défense de la démocratie pour la République, et un totalitarisme sous couvert de la défense de valeurs morales pour la Confédération. Venant d’un auteur démocrate, cette description est assez iconoclaste, car la tendance autoritaire souvent dénoncée en Occident est généralement associée à l’extrême droite et aux milieux complotistes. Il est vrai, cependant, qu’aux États-Unis, la parole est moins inhibée. Beaucoup s’interrogent sur la menace qui pèse sur la liberté d’expression et les libertés individuelles. La cancel culture est l’un des aspects de cette menace, mais ce n’est pas le seul. Le mode de gouvernance joue aussi un rôle essentiel. En effet, lorsqu’il est centralisé, il tend à revêtir une forme implicite d’autoritarisme, en imposant lois, directives et normes de manière verticale, du haut vers le bas, et laissant ainsi peu de place aux diverses initiatives. De même, les États-Unis et, plus généralement, les pays occidentaux, bien que démocratiques, semblent tolérer de moins en moins les opinions critiques à l’égard d’une pensée dominante, laquelle tend à s’imposer comme la pensée unique et officielle. Pressions et censure touchent à la fois les médias et les réseaux sociaux. La diabolisation engendre un climat de peur, favorisant également l’autocensure. Des personnalités de divers horizons sont parfois bannies, réduites au silence, et finissent par être totalement invisibilisées. Cette évolution représente un défi pour la démocratie, dont la liberté d’expression et le pluralisme des idées sont des fondements majeurs. Enfin, dans un monde où les tensions deviendraient de plus en plus fortes et incontrôlables, un régime autoritaire pourrait mécaniquement se poser en rempart contre le chaos, l’anarchie et la violence généralisée. Ce régime deviendrait alors légitime et serait même plébiscité. Un point important du livre ne doit pas être omis : la violence a précédé la sécession et l’instauration des deux régimes totalitaires.
Quel sera le catalyseur de ce processus de sécession?
Dans un climat marqué par la méfiance, l’incompréhension, les tensions et la haine, un scénario de rupture devient de plus en plus probable aux États-Unis. Les idées progressistes sur les questions sociétales, portées par le mouvement wokiste, agissent comme un catalyseur, exacerbant les divisions existantes. Si ces tendances se poursuivent, un seul événement pourrait déclencher un processus menant à des conflits, puis à une éventuelle sécession. Cela pourrait être, par exemple, la mesure sociétale de « trop », une loi sur l’immigration, ou encore le résultat d’une élection présidentielle. Mettre fin à cette dynamique conflictuelle apparaît malheureusement comme une véritable gageure, car la recherche du compromis n’est pas à l’ordre du jour. Au contraire, l’heure est à la radicalisation, tant aux États-Unis que dans les autres pays occidentaux. Cette radicalisation donne lieu à une guerre culturelle dont les conséquences restent incertaines. Le rejet de l’autre et le refus croissant du pluralisme des idées sont particulièrement inquiétants et incroyablement paradoxaux : les sociétés occidentales ne se targuent-elles pas de promouvoir l’inclusivité et la
diversité ?
Philippe Pulice
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