“Le bon Socialiste, la brute Conservatrice et le truand Libéral”, par Eric Guéguen

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On raconte qu’un père et ses deux fils, par le caractère paradigmatique de leur récit de famille, figurent à eux trois toute l’histoire politique de leur pays. Jugez plutôt.

Élevant seul ses deux fils, un père honnête et brave vivait à la campagne du travail de ses mains. C’était un homme plutôt bourru, aux pratiques dévotes et empreint d’un attachement quasi religieux à tout ce qu’il rangeait sous le nom de « tradition ». Il avait appris à se contenter du nécessaire, remerciant le ciel de lui accorder chaque jour le courage de se lever pour mériter sa pitance.
Conscient de la dureté de la vie, mais néanmoins satisfait de son sort, il ne ressentait pas le moins du monde le besoin de déroger à ses habitudes, si bien qu’il éleva ses deux fils dans le respect des choses simples, parfois austères, souvent inhibantes, toujours routinières. Parvenus à l’âge adulte, ces derniers ne tardèrent pas à remettre en cause les leçons de leur père, quitte à compromettre un héritage qui tenait, pour sa plus grande part, en conseils de dignité, de discrétion, de piété et de savoir-vivre.

L’aîné s’appelait Libéral. C’était un jeune homme pour qui importait par-dessus tout la liberté de choisir sa vie comme il l’entendait. Il supportait de moins en moins de suivre à la lettre les recommandations de son père, notamment l’obligation qui lui était faite de s’adonner au même métier que ce dernier. Las des travaux manuels, il se voyait davantage poursuivre de longues études à la ville, rencontrer toutes sortes de gens et voyager de par le monde. Il s’instruisait à cet effet, ne voulant devoir à personne d’autre qu’à lui-même une fortune qu’il savait devoir lui échoir, tôt ou tard.
À mesure qu’il rongeait son frein, la question religieuse lui était de plus en plus insupportable, à telle enseigne qu’il en vint à faire du zèle au champ ou à l’atelier pour être exempté de messe. L’idée d’un dieu tutélaire omniprésent contrevenait à sa volonté d’une émancipation pleine et entière, non redevable, totalement assumée. Il se forgeait en esprit la conviction qu’adviendrait prochainement la société des individus aux libres choix, mus par leur seul intérêt bien compris. Son père, comme étranger à toutes ces histoires, défendait mordicus le primat de la tradition, du statu quo, arguant que l’être humain était à ce point esclave des éléments qu’il était préférable, en toutes occasions, de tenir que de courir.
À cet effet, il lui semblait indigne, irrespectueux, il était même ingrat de la part d’un enfant de vouloir voler de ses propres ailes et de faire table rase du consentement paternel à l’ordre établi, à l’effort et à l’abnégation. Voilà en quoi le père et son fils Libéral ne purent bientôt plus s’entendre.

Le cadet se prénommait Socialiste. Lui était enfant de chœur, dans les deux sens qu’offre l’homonymie. Il obéit scrupuleusement à son père jusqu’au jour où il le vit porter la main sur son aîné. Il lui vint alors un semblant de conscience de classe, une sympathie parfois outrée vis-à-vis des efforts désespérés du plus grand pour l’accès aux grands espaces et aux libres choix de vie. Libéral avait bien vu dans l’oeil de son jeune frère qu’il devenait pour lui un exemple à suivre.
Il savait aussi que la carapace du patriarche ne résisterait pas aux assauts répétés d’une progéniture faisant corps contre la servitude. Au mot d’ordre de « justice », les deux frères regardaient maintenant dans la même direction. Socialiste n’avait pas encore l’âge requis pour les virées et les débats politiques entre amis, mais déjà s’opérait en lui une synthèse singulière entre les désirs de progrès insufflés par son frère et un inconscient religieux fortifié au contact du père.

“Le bon Socialiste, la brute Conservatrice et le truand Libéral”, par Eric Guéguen

Alors ce qui devait arriver arriva. Un beau jour, le père mit en demeure Libéral d’abjurer ses fadaises, sans quoi il se verrait contraint de sévir. Pour couper court, le fils aîné ne consentit qu’à une seule chose : quitter le foyer familial sur-le-champ. À contre-cœur, et par refus catégorique de voir son autorité contestée, le père sombra dans un mutisme que son fils interpréta comme une invitation au départ. Libéral s’exécuta, claqua la porte et ne remit plus jamais les pieds dans la maison familiale. Socialiste ne pouvait rester insensible au drame qui se jouait sous ses yeux. Bien vite, sa soif de libertés et son dégoût de l’intolérance le firent prendre la route à son tour.
Il laissa seul son père qui, de toute façon, se montra plus enragé encore à l’idée de voir le puîné refuser lui aussi de se soumettre en plaidant le compromis. Socialiste eut tôt fait de rejoindre Libéral sur les chemins de l’autonomie individuelle. Ensemble ils s’établirent dans un logement de fortune, avant que Libéral ne parvienne à obtenir un emploi lui permettant plus de confort quotidien. Socialiste, pour sa part, savait gré à son frère d’endosser le rôle de tuteur, sans toutefois le lui dire. Peu à peu, il se satisfaisait d’un tel partage des rôles : l’un en père de substitution, l’autre en rejeton émancipé. Vint quand même la discorde.

Libéral, toujours soucieux de ses libertés, se sentit tout à coup entravé par la totale assistance qui lui était imposée, fût-ce par un jeune frère étourdi et immature. Il lui fit donc savoir de manière un peu cavalière qu’il ne s’était pas dépris de l’emprise paternelle pour s’imposer un fardeau fraternel. Ce à quoi Socialiste répondit que ce n’était pas là la parole d’un frère et qu’il s’étonnait que se soit envolé chez ce dernier l’esprit de famille tant prodigué par leur père. Là-dessus, Libéral rétorqua qu’il ne reconnaissait pas non plus dans le comportement du plus jeune l’esprit de responsabilité et de dignité à eux inculqué par le même homme.
Ainsi, chacun fit en somme à l’autre le reproche d’avoir oublié les leçons du père, sans pour autant s’interroger sur l’émiettement de valeurs qu’ils avaient produit. Il ne vint pas à l’idée de Libéral qu’il avait sacrifié le lien communautaire à sa propre liberté ; il ne vint pas non plus à l’idée de Socialiste que l’autorité paternelle était garante d’une solidarité effective. Et cependant chacun voyait le monde à son image : pour l’un la tendance était à l’atomisation des individus poussée jusqu’au cynisme, pour l’autre à l’égal et angélique partage des biens.

Les tensions montèrent entre les deux frères, si bien que leur père en eut vent. Se félicitant tout d’abord d’une telle brèche dans la fronde, il finit par s’émouvoir de cet état de fait et s’inquiéter en quelque sorte de voir sa plus belle œuvre menacer ruine. L’alternative qui se présentait à lui était simple. Soit il maintenait le cap de la tradition autoritaire et sans concession, soit il lui fallait faire un pas vers ses fils pour les ramener à la raison. Malheureusement, jamais il n’opta pour la concorde, jamais il ne s’enquit de la manière d’y parvenir sans renier ses principes.
De leur côté, les frères ennemis s’entendirent au moins sur l’impérieuse nécessité d’écarter à jamais leur géniteur de leurs affaires, voyant comme un aveu d’échec l’assomption d’une dette contractée à l’égard de la logique paternelle. Cependant, ils demeurèrent irréconciliables quant à la manière de rejeter un tel héritage, Libéral assumant la rupture jusqu’à la solitude intégrale, Socialiste le bricolant jusqu’à la schizophrénie.

Éric Guéguen

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