Nous savons depuis Nietzsche que les Etats sont « les plus froids des monstres froids » et qu’ils n’ont pas d’amis à défendre mais des intérêts. La crise syrienne est une illustration tragique de cette réalité brutale qu’il serait dangereux de refuser de voir.
Menaces nucléaires
Fin août-début septembre dernier, le monde a vécu une dizaine de jours fous avec la menace d’abord, puis la décision et la préparation américaine à des frappes sur la Syrie, la France s’associant à ce projet qui aurait pu déclencher un embrasement de toute la région et même dégénérer en guerre nucléaire. La Russie maintenait en Méditerranée des navires de guerre de détection électronique et dotés de missiles de croisière et avait en effet renforcé sa présence navale au large de la Syrie, trois bâtiments dotés de capacités nucléaires et de missiles anti-missiles franchissaient le Bosphore fin août. Simultanément des navires chinois et iraniens avaient emprunté le canal de Suez pour entrer en Méditerranée orientale. La première réaction salutaire est venue des Britanniques dont le Parlement a refusé le 29 août l’autorisation de participer à l’opération américaine que le Premier Ministre David Cameron lui demandait. Enfin, avec la renonciation à ces frappes après des tergiversations avec le Sénat et finalement le 14 septembre l’acceptation de la proposition russe de destruction de l’arsenal chimique syrien, annoncée le 12 septembre par le gouvernement syrien, puis en signant la résolution 2118 du Conseil de sécurité de l’ONU le 27 septembre, les Etats-Unis entérinaient un revirement radical de leur stratégie au Proche-Orient et même plus largement à l’échelle de la planète. Le soulagement de la tension internationale qui s’en suivit avait une analogie avec celle qui se produisit en octobre 1962 lors de la renonciation par l’URSS d’installer à Cuba des missiles menaçants face à la fermeté des Etats-Unis que la France de de Gaulle avait soutenus en premier. Khroutchev avait perdu son pari contre Kennedy sans gloire et, le monde communiste s’étant lassé de ses rodomontades répétées et improductives -y compris la Chine de Mao- il devait être renversé deux ans plus tard. Dans l’affaire syrienne au contraire, la diplomatie russe a su offrir à la puissante Amérique une porte de sortie honorable de l’impasse dans laquelle elle s’était engagée, les services secrets des uns et des autres œuvrant sans doute en coulisses pour donner des informations convainquant les dirigeants américains de la détermination russo-chinoise à ne pas céder.
Pour comprendre les évènements de Syrie il faut en effet prendre du recul pour saisir les forces qui s’y affrontent.
Le nouvel ordre mondial entériné par les États-Unis
S’il est parfois difficile de comprendre et suivre la politique américaine, l’exécutif étant constamment obligé de répondre aux pressions des différents groupes qui agissent au Congrès, à la Maison Blanche, au Pentagone, grâce à des moyens financiers énormes qui utilisent en outre les médias qu’ils possèdent pour parvenir à leurs objectifs, au point qu’on se demande souvent qui emportera la décision, il fut cependant clair pour les observateurs attentifs que le deuxième mandat Obama allait apporter des changements radicaux à une politique qui visait depuis l’époque Bush père à imposer au monde « l’American way of life », ressenti après l’effondrement du bloc soviétique au début des années 90 comme idéal universel, porteur des valeurs du droit et de la justice, ossature d’une civilisation occidentale présentée comme la panacée que les autres cultures du monde, jugées archaïques et même maléfiques, devaient nécessairement accueillir pour le bien de tous.
La nomination aux deux postes clés de la Défense et des Affaires étrangères de Chuck Hagel et John Kerry était l’annonce évidente de ce changement, peu à peu confirmé dans les faits, même si les vicissitudes de la vie politique américaine devaient encore produire quelques retours aux errements antérieurs (1)
Première puissance militaire pour encore longtemps, les États-Unis sont et seront inattaquables dans une période longue à l’échelle humaine, mais ils subissent déjà une compétition économique qui les oblige à y faire face par divers moyens, notamment du fait de la montée inexorable de la Chine qui entend faire valoir ses droits à la place qui fera d’elle à court terme, du fait de ses dimensions géographique et démographique, de « la capacité patiente, laborieuse et industrieuse de sa population » (2), la première puissance économique mondiale, appuyée par les autres pays émergents ou ré-émergents comme la Russie, l’Inde ou des nations d’Amérique du Sud, pour ne citer que certains des plus importants.
Menacée par des problèmes internes structurels, comme la montée des revendications ou simplement les conceptions différentes de minorités de plus en plus agissantes, éloignées de celle des pères fondateurs, la désindustrialisation marquée, même si elle reste limitée, de son économie, la critique de sa politique d’endettement et de sa monnaie comme base des échanges internationaux, l’Amérique doit surtout faire face à la contestation de sa puissance en Asie où la Chine exige avec de plus en plus de force la reconnaissance de sa zone d’influence.
Il lui faut donc, pour se concentrer sur ses priorités asiatiques, après avoir mené à grands frais humains et financiers plusieurs campagnes militaires désastreuses au Moyen-Orient qui se sont toutes soldées par des échecs dramatiques, se désengager de la région après l’avoir apaisée au mieux en mettant un terme au conflit instrumenté entre les deux grandes branches rivales de l’islam, ce qui implique la fin de l’ostracisme prononcé contre l’Iran depuis plus de trente ans.
Les révoltes arabes initiées en Tunisie, laissant souvent désemparé un Occident qui les interpréta mal mais essaya de les accompagner pour préserver ses intérêts, virent les renversements successifs de chefs d’Etats jusqu’alors ses alliés, voire ses amis, avec l’assentiment sinon l’appui des Etats-Unis et des pays européens. Il serait trop long de décrire les erreurs d’appréciation et les revirements des pays occidentaux mais on peut dire que le renversement et l’assassinat de Kadhafi en Libye fut l’apogée de la courbe décrivant le déploiement de la stratégie américaine dans la région, les Britanniques et les Français ayant été dans cette opération les exécuteurs.
On sait maintenant que Russie et Chine ont jugé que l’action occidentale avait outrepassé les termes de la résolution 1973 de l’ONU, votée au nom du droit d’ingérence initié par la résolution du 5 avril 1991 au sujet de l’Iraq, désormais considéré comme paravent de la stratégie américaine d’intervention, et ont décidé alors que la limite de l’inacceptable était atteinte et même dépassée. Depuis lors les deux états opposent systématiquement leur veto à tout projet d’opération militaire ou humanitaire en Syrie proposé par l’occident au Conseil de Sécurité. La situation actuelle de la Libye où le chaos s’est installé entre les tribus rivales et les milices islamistes ne peut que renforcer le constat des conséquences catastrophiques de l’intervention, sentiment partagé par les Américains depuis l’assassinat à Benghazi le 11 septembre 2012 de leur ambassadeur Christopher Stevens par un groupe islamiste, dans des circonstances qui ont horrifié tout le pays et même divisé l’exécutif à Washington.
Fin du Pacte du Quincy de 1945
Apaiser le Moyen-Orient consiste à mettre un terme à la guerre sainte menée par l’islam wahhabite contre non seulement les chiites mais aussi les sunnites opposés à la doctrine rigoriste de cette secte née au XVIIIème et qui aida Mohammed Ibn Saoud à entreprendre l’unité du royaume d’Arabie Séoudite par son alliance avec Abdel Wahhab, le fondateur de la doctrine, et son adhésion ainsi que celle de son peuple à la croyance. De nombreuses péripéties guerrières contre les chiites du Koweït et d’Iraq qui n’étaient pas constitués en Etats à l’époque, de même contre l’empire ottoman ou égyptien émaillent cette histoire mais c’est vraiment Abdel Aziz Ibn Séoud qui à partir de 1902 réalisa l’unité, notamment en arrachant le trône à la tribu bédouine rivale des Ibn Rachid qui s’en était emparée et parvint ensuite à imposer sa puissance régionale pendant la première guerre mondiale grâce à l’appui des Britanniques, notamment de Lawrence, qui l’utilisa contre les Turcs et aurait voulu étendre son royaume jusqu’à la Syrie et le Liban.
En février 1945, Roosevelt rencontra le roi Abdel Aziz Ibn Séoud sur le croiseur Quincy et le reconnut comme seul responsable des lieux saints de l’Islam, chef des croyants et référentiel naturel des peuples arabes, l’assurant de défendre la monarchie séoudienne, y compris contre ses rivaux arabes, tandis que le roi assurait la priorité aux États-Unis pour l’exploitation du pétrole. Ce pacte, renouvelé en 2005 par Georges Bush pour à nouveau 60 ans, qui a permis aux États-Unis de combattre victorieusement les Soviétiques en Afghanistan, continuait de fonctionner encore récemment sur d’autres théâtres comme l’Iraq ou la Tchétchénie, tandis que le minuscule état du Qatar, voisin adepte du même wahhabisme, ajoutait sa richesse immense au financement des guerriers chargés de faire adhérer à leur doctrine tous les musulmans, de gré ou de force, trouvant des alliés de circonstance chez différents types de salafistes mais aussi parfois des rivaux.
La Syrie, miroir des rivalités des grandes puissances
Les premières manifestations pour réclamer plus de libertés qui se produisirent en mars 2011 à Deraa, ville du sud de la Syrie aux confins jordano-israéliens furent aussitôt instrumentées par les spécialistes de l’escalade, les slogans sur les réseaux sociaux se multipliant et surtout les armes arrivant rapidement pour transformer des revendications pacifiques en révoltes armées.
La Syrie, en effet, ne présentait pas les caractéristiques des autres pays qui avaient connu des révolutions car les réformes engagées par le jeune président Bachar el Assad avaient le soutien d’une majorité de la population, même si une frange irréductible de sunnites adeptes des Frères musulmans attendait depuis plus de trente ans l’occasion de venger l’écrasement brutal de la révolte de Hama en 1982.
Je voudrais citer ici Annie Laurent, qu’on ne peut soupçonner d’être partisane, puisqu’elle a dénoncé et critiqué dans ses articles la Syrie d’Hafez el Assad occupante du Liban, qui dans une conférence de grande qualité et très documentée à Saint Cyr le 29 novembre 2012, expliquant aux élèves-officiers les erreurs d’appréciation de la situation commises leur a dit :
« A cause de cela, je n’hésiterai pas à qualifier la politique française de fautive. Mon jugement est partagé par un élu syrien, Boutros Merjaneh, Député indépendant d’Alep. De Passage à Paris en octobre 2012, il déclarait : « Je pense que ni l’ancien ni le nouveau gouvernement français n’ont bien étudié ce qui se déroule en Syrie. Depuis le début du conflit en mars 2011, ils ont cru que la situation était comparable à celle de la Tunisie, de l’Egypte ou de la Libye. C’était faux. Ils ont gravement sous-estimé la capacité du régime à survivre. Paris aurait dû appuyer davantage les réformes qui allaient dans le sens du pluralisme faites par Bachar El Assad avant que la guerre éclate. Une grande partie du peuple syrien le soutenait dans ces efforts-là. Au lieu de cela, la France a coupé les relations diplomatiques, fermé l’ambassade et commencé à soutenir de facto l’opposition, dont l’Armée Syrienne Libre »
Les États-Unis ont cru, eux aussi, qu’après le renversement de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, le renversement de Bachar el Assad ne serait qu’une formalité, quitte à aider la rébellion par une intervention ciblée analogue à celle de Libye. Car, de même qu’autrefois l’Iraq, la Syrie était considérée comme un pays opposé aux États-Unis et à Israël, elle qui avait de tout temps soutenu la cause arabe, accueilli généreusement sur son sol un millions de réfugiés palestiniens et autant de réfugiés iraquiens lors de l’invasion américaine. Un changement de pouvoir à Damas était dans la stratégie américaine qui voyait d’un bon œil l’arrivée des Frères Musulmans comme en Égypte et, contrairement à mes analyses initiales, Israël également.
Mais nous savons maintenant que malgré les milliers de combattants étrangers fanatiques le régime a tenu, les institutions sont restées en place, et s’il y a eu quelques désertions non significatives, le personnel diplomatique, politique et militaire est resté fidèle au poste. L’intervention militaire écartée par la fermeté de la Russie et de la Chine s’appuyant sur l’immense majorité des pays et grâce à l’ouverture offerte par Moscou de destruction du stock d’armes chimiques syrien, les États-Unis se sont engagés dans un processus de règlement négocié de la crise avec une première rencontre fin janvier à Montreux puis Genève.
Il faut savoir que la coalition occidentale qui menaçait de frapper la Syrie pour punir son Président d’avoir utilisé l’arme chimique sur des allégations qui n’ont toujours pas été prouvées, et dont tout porte à croire que les services de renseignement russes ont donné à leurs homologues américains des informations incriminant les rebelles, cette coalition vertueuse derrière les États-Unis ne représentait que 800 millions de personnes, contre le reste du monde qui y était opposé derrière la Russie et la Chine et j’ajoute le Pape François, même s’il n’a pas de divisions pour appuyer ses prières, c’est-à-dire environ 6 milliards d’habitants. Mais des moyens de communication énormes entre les mains des idéologues de l’atlantisme sont aujourd’hui capables de dire où sont le bien et le mal en définissant les pays voyous et d’en convaincre l’opinion, en allant parfois jusqu’à diffuser des mensonges éhontés à des lecteurs ou auditeurs médusés.
La Syrie, révélateur du nouvel ordre mondial
Aujourd’hui, la première puissance mondiale a changé son fusil d’épaule et, pour le bien de tous, décidé de s’entendre avec les parties prenantes pour mettre un terme à cette crise syrienne et à d’autres. On ne sait pas ce qui sera négocié en Suisse fin janvier, et sans doute pas grand-chose car les jeux sont faits : en acceptant la résolution 2118 les États-Unis décidaient de mettre un terme au conflit et admettaient que le Président syrien était chargé de mettre en œuvre cette résolution : aux Syriens de Syrie ensuite de dire démocratiquement quel président ils veulent et pas aux groupuscules hétéroclites soutenus par l’Occident, qui se réunissent périodiquement de Paris à Londres, Istamboul, Doha ou Cordoue en étalant leurs désaccords. Désormais, compte tenu de la maîtrise du terrain par les seuls combattants takfiristes, on ne voit pas quelle entité politique autre que le régime actuel pourrait émerger pour mettre en œuvre les décisions d’arrêt des combats, but de la négociation en cours, que la communauté internationale sous l’égide de l’ONU pourrait promouvoir.
Les États-Unis ont changé les acteurs zélés de son ancienne politique, comme au Qatar où le nouvel émir s’est empressé d’envoyer à Damas une délégation pour faire amende honorable, et veut reprendre avec l’Iran des relations apaisées ; l’Iran qui voit son influence grandir et reçoit de plus en plus de délégations de pays qui l’ont compris, notamment de la Turquie qui a réalisé que sa politique a échoué et qui cherche à éviter le sort du Qatar. Mais on sent bien que ce qui se passe actuellement dans le pays n’est pas fortuit, surtout lorsqu’on sait que l’influente confrérie de Fethullah Güllen qui soutenait jusqu’ici Erdogan le lâche maintenant. M. Güllen vit dans le Maryland aux Etats-Unis.
Lors de la visite à Téhéran fin novembre dernier du ministre des AE turc David O Glu, un communiqué commun, impensable deux mois plus tôt a été publié disant solennellement :
- Les deux pays sont d’accord pour travailler à mettre un terme aux combats en Syrie avant la tenue de la conférence de Genève,
- Les deux pays travailleront ensemble pour mettre un terme à la discorde (fitna) entre chiites et sunnites,
- Le Président Rouhani se rendra en visite officielle à Ankara et le Premier ministre Erdogan viendra à Téhéran en visite officielle.
Entre les lignes de ce communiqué on comprend que la direction turque est consciente de son erreur stratégique et demande à l’Iran de l’aider à retrouver une posture crédible. Ce n’est pas aller à Canossa mais cela y ressemble beaucoup.
En tout cas la Turquie a montré sa bonne volonté nouvelle en arrêtant plus d’un millier de combattants salafistes et des camions chargés d’armes à destination de la Syrie, créant un conflit entre les services de renseignement, les autorités locales administratives, de police et judiciaires.
Un autre pays en pointe dans l’ancienne politique américaine est l’Arabie Saoudite, qui se rebiffe contre ce changement et montre son vrai visage de responsable du terrorisme salafite mondial, se rapprochant ouvertement d’Israël, espérant ainsi éviter sa chute, ses responsables critiquant ouvertement le Président Obama, comme le Prince Talal bin Abdel Aziz et son fils Walid pourtant détenteurs d’une immense fortune aux États-Unis et ailleurs, notamment à Paris où ils ont rebaptisé l’hôtel George V du nom de leur chaîne « Four Seasons ». Il est certain que les milliers de terroristes qui mènent leur œuvre de mort, en Syrie, au Liban, au Yémen, en Iraq en Tchétchénie et ailleurs sont dirigés par les services séoudiens du prince Bandar bin Sultan qui n’a pas hésité à en menacer le Président Poutine lors d’une rencontre en juin dernier, mettant sa menace récemment à exécution à Volgograd, réalisant ainsi la promesse de la Secrétaire d’Etat du précédent mandat d’Obama, Hillary Clinton : « La Russie et la Chine paieront pour leur soutien à Bachar el Assad ».
Je crois que c’est surtout l’Arabie qui va devoir payer, sans doute cher, son refus de s’aligner sur la nouvelle stratégie américaine. Mais en attendant un changement de pouvoir à Riyad, l’équipe en place a un pouvoir de nuisance comme elle le démontre aujourd’hui au Liban et en Russie surtout. Nous verrons dans les prochaines semaines ce qui va se passer et il est probable que les services russes ne sont pas inactifs mais on sait la finesse d’analyse de la diplomatie russe qui doit préparer une réponse appropriée. Elle ne saurait tarder car les jeux olympiques de Sotchi sont en février. Le principal acteur de cette politique agressive, le Prince Bandar sera sans doute sacrifié sur l’autel du revirement américain, d’autant qu’il représente un danger pour l’venir, compte tenu du rôle obscur que les terroristes séoudiens ont joué dans les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, alors qu’il était à l’époque à Washington et contrôlait déjà les agissements dans le monde des différents groupes terroristes, dont Al Qaïda. D’ailleurs, cette nébuleuse, bien plus structurée que certains experts le disent, a le même objectif général d’instaurer le califat wahhabite d’abord dans les pays musulmans, puis dans le monde, et les différentes appellations que les brigades de combattants peuvent prendre, comme en Syrie ou en Iraq, n’indiquent que des rivalités d’organisation mais pas de doctrine.
Résultat paradoxal de l’intervention américaine en Iraq la majorité chiite proche de l’Iran est désormais au pouvoir à Bagdad, subissant maintenant chaque jour des attentats et même des prises de villes comme récemment Ramadi et Fallouja. La frontière entre Syrie et Iraq est poreuse et les takfiristes la franchissent régulièrement pour mener le même combat contre les « impurs » dans les deux pays où ils annoncent dans leur appellation même leur projet d’un califat unique. Autrefois rivaux les deux états voisins sont maintenant alliés contre le même terrorisme. Les Etats-Unis qui ont retiré leurs soldats d’Iraq ont promis de soutenir le régime démocratique installé par eux mais on voit que le Sénat est réticent à autoriser la livraison d’hélicoptères et de chasseurs-bombardiers modernes que réclame le gouvernement de Maliki pour lutter contre l’insurrection. L’avenir géopolitique des deux voisins est lié qui se trouvent au centre d’un axe ayant le Liban à l’ouest et l’Iran, voire l’Afghanistan à l’est.
Avec le retrait programmé de la coalition de la FIAS de Afghanistan, le nouvel ordre régional va avoir un impact sur le Pakistan, allié trouble à la fois des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite, dont les liens avec les Talibans peuvent être utiles au gouvernement de Kaboul, suivant la posture qu’il adoptera pendant et après le retrait, notamment lors du changement inéluctable des autorités de Riyad. Face à son ennemi héréditaire indien, l’intérêt stratégique du Pakistan lui impose d’avoir des relations équilibrées avec la Chine, la Russie et l’Iran, mais il a aussi besoin d’entretenir avec les Etats-Unis des relations cordiales, qu’un Moyen-Orient apaisé devrait faciliter.
Israël est aussi en position délicate avec la destruction du stock d’armes chimiques syrien et l’accord en vue avec l’Iran, car cela entraînera la réactualisation du projet de Proche-Orient sans armes de destruction massive. En outre les Etats-Unis vont sans doute se montrer désormais plus exigeants à leur égard dans l’interminable processus de paix avec les Palestiniens auxquels le gouvernement actuel refuse toute reconnaissance digne et juste. Mais Israël est capable de s’adapter aux nouveaux équilibres mondiaux, peut-être pas avec l’actuelle direction mais une nouvelle qui reconnaîtra enfin les droits des Palestiniens à un Etat indépendant sur des terres reconnues par la communauté internationale, sans menace pour autant sur la sécurité d’Israël, prétexte sans arrêt invoqué pour refuser un accord juste avec les Palestiniens. Mais les Etats-Unis, s’ils veulent calmer le Moyen-Orient et s’en désengager pour concentrer ailleurs leurs efforts doivent obtenir, sinon le règlement complet du conflit israélo-arabe, au moins un apaisement qui ne peut se produire que par la reconnaissance d’un Etat palestinien sur les territoires reconnus par les nations Unies, ce que beaucoup de juifs de la diaspora, et aussi en Israël réclament de plus en plus fort, sans être entendus pour l’instant par l’actuel gouvernement qui ne conçoit l’existence d’Israël que dans une épreuve de force permanente avec ses voisins, les agissements des terroristes wahhabites ne l’ayant jamais vraiment menacé puisque ceux-ci concentrent finalement leur énergie sur les ennemis de l’Etat hébreu.
Le Hamas avait lui aussi pris l’option perdante sur la Syrie qui hébergeait pourtant depuis des années ses chefs et de nombreux Palestiniens. Khaled Mechaal avait quitté Damas pour Doha en 2012, misant sans doute sur une chute prochaine du régime, et avait organisé une visite à Gaza de ses nouveaux hôtes et amis. Il s’est lui aussi aperçu de son erreur et depuis peu rapproché de l’Iran qui n’a d’ailleurs jamais cessé son soutien à la cause palestinienne, ce qui montre bien que cette lutte est politique, unissant chiites et sunnites pour un même objectif, et non pas religieuse, d’où aussi les liens entre Hamas et Hezbollah qui se sont renforcés. Il est probable que le règlement de la crise amènera le Hamas, lui aussi, à se rappeler le million de ses congénères accueillis dans des camps en Syrie, dont celui d’Al Yarmouk près de Damas où sa direction avait sans doute fomenté les soulèvements avortés de 2012, l’Armée syrienne ayant ramené l’ordre et contrôlant toujours les abords de ce quartier où vivent environ 20.000 Palestiniens dont certains se sont engagés dans les brigades takfiristes. Avec l’aide de l’Iran encore, on doit s’attendre à l’amende honorable des fautifs.
Le règlement de la crise syrienne va donc déboucher sur de grands bouleversements dans la région, l’Iran débarrassé des sanctions retrouvant l’influence qu’il n’avait d’ailleurs jamais complètement perdue et invitant le monde à des relations apaisées par la modération dans les règlements des conflits d’intérêts entre les nations, comme le Président Rouhani l’a proposé à l’ONU en septembre dernier. Il paraît probable que l’islam politique de la confrérie Ikhwan a connu son chant du cygne en Egypte après avoir démontré son inadaptation à gouverner des pays qui, s’ils sont musulmans ne veulent pas moins vivre avec le siècle, la Tunisie en apportant aussi la démonstration en ce moment même où l’élaboration d’institutions indépendantes de la charia, ce qui ne veut pas dire non plus laïques à l’occidentale, est en cours. L’Egypte post Morsi a pris une position modérée vis-à-vis de la Syrie, en tout cas hostile aux salafistes qu’elle affronte sur son propre territoire, et s’est aussi rapprochée de l’Iran. Ce grand pays arabe, une fois la période de transition achevée, devrait jouer aussi un rôle clé dans les équilibres régionaux en influant, grâce à son magistère spirituel reconnu dans l’ensemble du monde islamique, sur les règlements des conflits, dès lors que les extrémistes takfiris verront leurs soutiens financiers coupés. Une fois retrouvée, après la période de transition actuelle, la stabilité indispensable au développement de sa principale ressource, le tourisme, ce grand pays de près d’un million de km2, peuplé de plus de 80 millions d’habitants, voisin d’Israël et de Gaza dans le Sinaï, héritier d’une ancienne culture et de l’aura de Gamal Abdel Nasser, occupant une place stratégique en Orient, aura besoin de relancer son économie, développer son agriculture et son industrie avec l’appui et la coopération, notamment financière, de l’ensemble des pays qui s’intéressent à son poids géopolitique et au marché potentiel qu’il représente. Dernièrement on a assisté à un rapprochement de la Russie qui s’est engagée à fournir les armements refusés par les États-Unis.
Reste à éradiquer les combattants qui sont sur le terrain en Syrie mais aussi en Iraq, en Libye, au Yémen, au Maghreb et ailleurs en Afrique, et ceux qui seraient prêts à venir barouder dans les pays européens ou aux États-Unis. C’est pourquoi il est urgent que les commanditaires de ces fanatiques incapables d’être raisonnés cessent de les financer, or nous savons qu’il n’y a pas que des financements étatiques mais que des fortunes privées alimentent certains groupes combattants. Reste à savoir combien de temps l’Arabie Saoudite tirera ses dernières cartouches meurtrières.
Quoi qu’il en soit, il est certain que non seulement les Etats arabes mais aussi l’Europe et les États-Unis doivent avoir pour priorité de lutter contre la mouvance takfiriste qui utilise la Syrie et l’Iraq maintenant comme terrain d’opération et de formation de ses milliers de combattants, qui sont prêts à déplacer leur action chez eux ou encore en Afrique où ils sont déjà nombreux depuis l’affaire libyenne. Or les services de renseignement les mieux informés sur l’organisation mondiale, les réseaux, les hommes, les « modus operandi » de ces brigades fanatiques sont les services syriens qui en ont fatalement renforcé leur connaissance depuis trois ans, ayant sans aucun doute pénétré certains groupes et étant même capables de les manipuler.
Dans l’Orient compliqué, les chrétiens qui étaient sur place six siècles avant l’islam ont un rôle essentiel de liaison et de médiation à jouer entre les différentes composantes musulmanes : s’ils sont minoritaires, ils ont toujours participé à la direction des affaires, servant souvent de passerelle modératrice dans les divergences entre leurs frères musulmans. Je ne parlerai pas du Liban, exemple unique de cohabitation entre chrétiens et musulmans qui mériterait une étude pour lui tout seul, et où les Séoudiens veulent ranimer les conflits confessionnels, mais pour terminer je voudrais citer le Patriarche maronite libanais Bechara el Raï, lui aussi peu suspect d’être un suppôt de la Syrie, mais connaisseur des réalités orientales et observateur avisé, qui disait déjà en Septembre 2012 lors de la visite du Pape Benoît XVI à Beyrouth : « La guerre en Syrie n’est pas une guerre civile entre Syriens, c’est une guerre entre grandes puissances à travers les Syriens ».
Notes relatives à l’article :
1-) Voir mon analyse davril 2013 parue dans la RDN le 3 mai : « La crise syrienne, révélateur tragique du nouvel ordre mondial ».
2-) Conférence de presse à l’Elysée du Général de Gaulle le 31 janvier 1964 expliquant les raisons pour lesquelles la France a décidé de reconnaître la Chine de Pékin.
3-) Sur le rôle des chrétiens d’Orient, voir mon analyse du 26 octobre 2013 parue dans la RDN : « Syrie-Liban-Iran-Arabie : nouvel ordre mondial ».
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