« 1715-2015 : Trois siècles après : le symbole de Versailles. Hommage à Louis XIV », par Yves Branca

« Il est difficile, je le sais bien, de se faire une idée du Soleil invisible par la grandeur de celui qui se voit ». (L’Empereur Julien, « Sur le Roi Soleil »).

« Mon fils (…), ne doutant pas que les choses assez grandes et assez considérables où j’ai eu part, soit au dedans, soit au dehors de mon royaume, n’exercent un jour diversement le génie et la passion des écrivains, je ne serais pas fâché que vous ayez ici de quoi redresser l’histoire, si elle vient à s’écarter ou à se méprendre, faute de rapporter fidèlement ou d’avoir bien pénétré mes projets et leurs motifs » (Louis XIV, « Mémoires pour l’instruction du dauphin ». Livre premier, écrit en 1671).

« L’antiquité finit en 1715 ». (Joseph Joubert)

Si le palais de Versailles, comme les meilleurs historiens l’ont finalement reconnu, figure un « grand dessein » à déchiffrer et à méditer, rien ne peut mieux nous y aider que le plus bref mais le plus juste des portraits que l’on ait faits de son auteur, et qui corrobore si bien ce que révèlent de lui ses étonnants Mémoires pour l’instruction du Dauphin. Il est de Madame de La Fayette, dans son Histoire de Madame Henriette d’Angleterre : « On le trouvera sans doute un des plus honnêtes hommes de son royaume, et l’on pourrait dire le plus parfait, s’il n’était point si avare de l’esprit que le Ciel lui a donné, et qu’il voulût le laisser paraître tout entier, sans le renfermer si fort dans la majesté de son rang ». Pierre Goubert lui reconnaît « une culture à la fois sûre et incomplète », mais cette culture est par excellence celle de l’« honnête homme ». Madame de la Fayette s’y entendait : Louis XIV ne « se piquait » que du seul art qui lui incombait, celui de « bien gouverner ». Excellent danseur et cavalier, bon musicien, amateur de poésie, à laquelle il s’essaya, jusqu’à ce que Boileau l’en eût adroitement découragé, il s’en ouvre dans les Mémoires (année 1662, section 2) : « Vous savez le mot de ce roi d’autrefois à son fils : ” N’as-tu point de honte de jouer si bien de la lyre ? ” Souffrez qu’en toutes ces sortes de choses, il y ait parmi vos sujets des gens qui vous surpassent, mais que nul ne vous égale, s’il se peut, dans l’art de gouverner, que vous ne pouvez trop bien savoir, et qui doit être votre application principale » ; sans jamais toutefois confier au Dauphin qu’il a voulu passer maître dans l’art des bâtiments et des jardins afin de léguer à ses successeurs le plus parfait et le plus subtil des instruments de gouvernement. Et par là même, à la France et à l’Europe, beaucoup plus encore, bien qu’il n’eût lui-même de cela qu’une intuition, une inspiration et une aspiration inhérentes à ce caractère dont madame de La Fayette a saisi l’essentiel, et qui était par excellence, comme nous le verrons mieux à la fin, celui du grand homme, du héros dans l’histoire. Dans ses recommandations au duc d’Anjou fait roi d’Espagne, il ne parle que de l’« innocence » du goût pour quelque maison de campagne. Mais au Dauphin, il a donné une clef : « L’art de la politique est de se servir des conjonctures et de profiter de toutes chose ; plus il est grand et parfait, plus il se cache et se dérobe à la vue » (ibid.). Par-là s’explique aussi que pour accomplir cette œuvre de sa vie, le roi ait souvent joué d’improvisation, et feint le caprice. Pierre Gaxotte l’avait bien vu : « Il suit son idée, qu’il ne découvre que peu à peu pour éviter qu’on lui fasse des objections ; le plan général est de lui ».

Olivier Chaline note qu’à Versailles, « la fête et le jardin précèdent l’extension du château ». L’axe du large vallon que Versailles commande, entre les hauteurs de Satory et celles de Marly, avait orienté le premier château vers le couchant d’entre le 15 août et la Saint Louis, ce qui s’accordait aux traditions antiques et médiévales, et à la dévotion de Louis XIII. Louis XIV décida quant à lui, dès l’année 1662, où il prit le Soleil pour corps de devise, que la course de l’Astre du jour serait marquée, dans les jardins, par l’axe Apollon – Latone. Dans son prolongement, le Grand canal est creusé de 1667 à 1668 ; le bassin de Latone, mère d’Apollon et de Diane par les œuvres de Jupiter, et le bassin d’Apollon, disposés dès 1668, sont ornés dès l’année suivante. A peine commencée, la grande métamorphose du château est déjà sous l’égide d’Apollon. Pour bien comprendre cette démarche, il faut revenir un peu en arrière.

De 1661 à 1666, la cour se partage entre le Louvre, Fontainebleau, Chambord, Saint-Cloud, et Saint-Germain. En 1666, le roi fait du Château neuf de Saint-Germain sa résidence préférée. Choix provisoire, mais lui seul le sait. La terrasse dont il prolonge l’édifice est un hommage à ce Versailles d’Henri IV : admirable ensemble de pavillons, de rampes, de terrasses, de bassins, et de grottes qui, sur la rive escarpée de la Seine, reproduisait l’immense ouvrage de soutènement du temple hellénistique de la Fortune primordiale de Préneste (Palestrina), près de Rome, et dont la structure permit à Palladio et à Pierre de Cortone de dessiner des reconstitutions du sanctuaire. Lorsque Louis XIV et Le Nôtre, en pensant à Saint Germain et à Préneste, conçoivent les Cent marches de l’Orangerie de Versailles, et la montée de l’Allée royale au Parterre d’eau par les degrés de Latone, leur inspiration vient donc de beaucoup plus loin que du « modèle culturel romain à son apogée dans la capitale baroque d’Urbain VIII, acclimaté aux bords de la Seine par Mazarin » (Olivier Chaline). Il faudrait critiquer ici ce poncif du « baroque » qui autorise toutes les facilités ; disons seulement que, pour apprécier la « nourriture » mythologique, la culture antique et italienne, la sûreté de goût que ses précepteurs, et surtout Mazarin et sa nièce Marie Mancini avaient su transmettre au jeune roi, il faut remonter bien plus haut. Pendant que s’élève en vingt ans la façade occidentale de Versailles, est conçue à ses pieds une suite de pièces d’eau, de bosquets, de parterres, qui, depuis les bassins de Neptune et du Dragon au nord, jusqu’à l’Orangerie et au Lac des Suisses au midi, forment l’axe secondaire des jardins. Vincent Beurtheret y voit un parcours initiatique librement inspiré du Songe de Polyphile, ouvrage hermétique néoplatonicien du XVe siècle italien, dont Mazarin avait en effet offert au roi des exemplaires anciens, et qui lui fut expliqué par le poète humaniste Ascanio Amalteo, ce « Chevalier Amalthée » dont le Mercure Galant rappelle en 1673 qu’« il avait enseigné l’italien à sa majesté ». Aux yeux de Jean Phaure, tout le symbolisme des lieux, dont nous considèrerons plus loin quelques motifs, figure le monde sortant de la Nuit et du Chaos.

De même qu’à Saint Germain, on appela d’abord « château neuf » le palais de pierre blanche dont Le Vau, à l’étonnement de tous, commença en 1669 à envelopper le corps central de Louis XIII. Ce mot est vite oublié lorsque Louis y a fixé la cour en mai 1682, et que s’annonce la perfection de ce qui devient une sorte de temple solaire. Le roi ne cessera jamais de le parachever, jusque dans les années terribles où, pour donner l’exemple et soulager le peuple, il envoie fondre à la monnaie tout son mobilier d’argent (1689), puis sa vaisselle d’or (1709). Les deux ailes nord et sud sont terminées par Hardouin-Mansart en 1689. Ni les revers de Malplaquet et d’Audenarde, ni les affronts de Gertruydenberg, ne ralentirent, de 1708 à 1710, l’achèvement de la chapelle. Alexandre Maral a fait très judicieusement remarquer qu’entre plusieurs témoins, qui tous ont noté fidèlement les dernières paroles de Louis XIV au petit dauphin, le seul Saint Simon a cru entendre que le roi se serait repenti en mourant de son « goût pour les bâtiments »…

Versailles est une image terrestre du Palais du Soleil selon Ovide. Seuls peuvent lui être comparés dans le monde, et par opposition, l’Escurial, espèce de couvent dont la clôture est celle du strict dogme catholique ; et la Cité interdite de Pékin, enceinte sacrée d’une liturgie cosmogonique beaucoup plus close et plus parfaitement homogène. Mais la très singulière unité de Versailles naît de l’harmonie de trois éléments, dominés par une inspiration qui, nous le verrons pour conclure, en reprenant un terme de Hegel, est de nature « impériale occidentale ». Le palais est ouvert ; sa majesté n’a rien d’accablant ; il nous accueille avec grâce, de cour en cour, et nous emporte entre ses ailes. Passé la galerie des glaces et les Parterres d’eau, il nous dirige calmement dans la direction du couchant vers les jardins, les forêts, l’Océan, l’infini. A l’orient, il est un agrandissement magnifique du pavillon de Louis XIII. Les bustes des empereurs romains et des héros antiques de la Cour de marbre, et Mars et Hercule de Girardon, à l’horloge, y rappellent que le roi assume les grands exemples de l’histoire, mais restent des ornements, à côté des fleurs de lys et de l’emblème solaire. Ce côté-là est celui de la vie et du gouvernement du Roi très chrétien ; il garde le style Louis XIII, la brique et l’ardoise, jusque dans les Ailes des ministres et les Écuries. La chapelle Saint Louis y rend un hommage subtil aux Saintes chapelles médiévales de la Cité et de Vincennes. Ce qui est à proprement parler le Palais du Soleil s’adosse au vieux château à l’occident, et l’enveloppe en déployant ses ailes du nord et du sud. Pour la façade, Le Vau s’était inspiré de la structure et de l’attique du Palais des Sénateurs au Capitole de Rome, et pour les ornements, de Saint-Pierre, et du Logis du Capitaine vénitien de Palladio, à Vicense, en développant les conceptions de Michel-Ange, que magnifiera encore Mansart. Louis XIV voulut être en dépit de tout le « pape gallican » (Marc Fumaroli)[1], et un parallèle s’impose ici : le nouveau Capitole, selon la volonté des grands papes de la Renaissance, rassemblait les chefs d’œuvre de l’art antique pour les présenter aux romains et au monde ; le nouveau palais du roi de France et ses jardins présentent et rappellent aux princes, aux ambassadeurs, aux honnêtes gens, et d’abord au roi lui-même (qui parle sobrement, dans les Mémoires au dauphin, de l’avantage d’« avoir devant les yeux les vérités dont on est persuadé »), une somme de la sagesse de l’empire gréco-romain hellénistique, qu’il admire dans la personne d’Auguste (« le plus sage des empereurs romains » – écrit-il au Dauphin)[2]. Sur le seul axe nord-sud, devant Neptune, les Enfants de l’allée qui monte vers le Bain des nymphes et le Parterre d’eau où dirige la Pyramide marine, dans la lumière de midi, échappent en quelque sorte au Dragon, qui est le Python des mystères de Delphes, abattu par les flèches d’Apollon (lancées par des amours). Comme le géant Encelade enseveli sous l’Etna, dans son bosquet voisin du Bassin d’Apollon, sur l’autre axe ; comme la belle et suppliante Latone dominant, au cœur même des jardins, les rustres changés en grenouilles, Python est un puissant rappel des forces obscures et chthoniennes, restes du chaos primordial auxquelles l’esprit apollinien doit donner ordre sans relâche, avec la constance de la course du Soleil.

Dans les jardins, on voit que, de part et d’autre de l’Allée royale qui relie Apollon et Latone, les deux ensembles de bosquets dits Chemins du nord et du sud ont pour axes parallèles, respectivement, l’Eté et le Printemps (Cérès et Flore), et l’Hiver et l’Automne (Saturne et Bacchus). Au-dessus de Latone, devant la croisée des grands axes cardinaux, le Parterre aux deux Miroirs d’eau est le parvis même du temple solaire. A la façade centrale de Le Vau et Mansart, statues et mascarons figurant les saisons et les âges répondent au poème des jardins sur les cycles de la nature et de la vie humaine, de même que les miroirs de la Galerie aux Miroirs d’eau. La transformation du Parterre d’eau, orné dès 1674, fut déterminée par la décision de construire la Galerie des glaces et d’établir le gouvernement à Versailles, qui solennisa la Paix de Nimègue (1678). La réforme de la vie du roi, son retour à la fidélité conjugale, la mort de la Reine en 1683, suivie du mariage secret, coïncident parfaitement avec la nouvelle distribution des appartements qu’exige la Galerie. Ce qu’on avait d’abord appelé le « château neuf » de Le Vau consistait en deux Grands appartements, celui du roi au nord, celui de la reine au sud, parfaitement symétriques et reliés par une vaste terrasse à l’occident. Au temps où commençait la métamorphose de Versailles, Louis, dans les Mémoires, compare le Soleil à un grand monarque par « la lumière qu’il communique aux autres astres qui lui composent une espèce de cour ». Chacun des deux Grands appartements représentait cette gravitation, qui s’opéra d’abord autour de Jupiter ; si ce n’est que le roi, dans les siens, regardait le nord comme le soleil à son zénith, dont la reine par le sud, recevait la lumière, comme la Lune. Après la mort de Marie-Thérèse (1683), Louis XIV se logea dans les antichambres des appartements privés de la reine qui donnait sur la Cour de marbre, et fit de ses Grands appartements un lieu de réception (les fameuses soirées d’« appartements »), ouvert au public, où Apollon évinça le Père des dieux. A l’extrémité sud de la Galerie, l’ancien Cabinet de la reine devenait le Salon de la Paix, et au nord, le Salon de Jupiter, premier cabinet du roi, le Salon de la guerre. Le suivant, celui d’Apollon, première chambre du roi, puis salle du trône, commanda alors les cinq autres, dits « des planètes » (Mercure, Mars, Diane ou la Lune, Vénus, et l’Abondance, remplaçant Saturne relégué aux jardins). Cet ensemble olympien devient donc apollinien, suite de vestibules magnifiques par où, désormais, les planètes menaient au sanctuaire de cette nef multipliant la lumière, où le trône fut placé en 1685 ; de même qu’à Marly, achevé en 1686, le Pavillon royal et les douze pavillons des invités figurent le Soleil et le Zodiaque. De part et d’autre des Miroirs d’eau, l’érection des deux vases de la Guerre et de la Paix qui correspondent aux salons du même nom marqua l’achèvement du Parterre, où le nombre et la rapidité des transformations, après la « grande commande » de 1674, avait témoigné du tournant du règne. Charles Le Brun fut chargé d’en dessiner les nouveaux ornements, tandis qu’il peignait de sa main, aux plafonds de la Galerie, une épopée du règne jusqu’à la Paix de Nimègue, dont le motif central est « Le roi gouvernant par lui-même ». Aux Miroirs d’eau, la ‘grande commande’ présentait encore « un monarque maître des saisons et des éléments – écrit Chaline – (…) Puis ce stade est dépassé. Les sculptures commandées sont dispersées dans les jardins (…) tandis que le Parterre se mue en deux bassins environnés des bronzes représentant les fleuves du royaume qui semblent venir tous s’y jeter (…) La mythologie cède le pas à l’histoire du règne, qui n’est pas jugée moins merveilleuse…». La Manière de montrer les jardins de Versailles, écrite par le roi, prescrit alors un détour par le Dragon pour monter aux Miroirs d’eau par l’Allée des Enfants, en partant du bosquet de l’Arc de triomphe, où depuis 1683, un groupe de Tuby et Coysevox représente la France assise sur un char avec à ses pieds l’Espagne, l’Empire, et une hydre expirante qui n’est autre que la triple Alliance de La Haye de 1668.

Mais il faut se garder d’opposer le motif de la France victorieuse et unie et de l’autorité rétablie aux sujets mythologiques. Ici s’opère le prodige de la réflexion de l’axe solaire dans les miroirs de la Galerie, où réside le secret de Versailles. Ici, les ressources intérieures de l’âme apollinienne ont à jamais vaincu les obscures clartés de l’âme magique, et librement évoluent dans l’espace. Le bassin d’Apollon (qui dans la perspective se confond avec la mer du Grand canal où flottaient des vaisseaux), révèle ces significations : au lieu de plonger dans les eaux, le dieu sur son char émerge à l’Occident, comme s’il retournait vers sa mère Latone et la grande nef solaire, au centre du Palais ; et l’intention du roi est sur ce point si expresse, qu’il a voulu la rappeler jusque dans son cher Marly (dont le petit vallon dévalant vers le nord ne permet pas de tels jeux de perspective), en y plaçant à l’ouest le Bosquet du Levant, à l’exact milieu du flanc occidental.occidental.

Aussi est-ce en tant que représentation réfléchie, que la lumière solaire, escortée de toutes les beautés de la Nature et du Parc, pénètre le Palais, transmuée en puissance d’ordre intellectuel. Les glaces de la Galerie sont les miroirs de la connaissance. L’Empereur de Chine idéal, immobile sur son trône regardant le Midi (nan mian), recevait passivement la lumière cosmique. Sans son autre face occidentale, Versailles ne recevrait que la lumière vitale de l’Aurore. Or, « Versailles n’attend pas du Soleil la chaleur et la clarté, mais surtout la lumière de l’Esprit » – a écrit Jean Phaure[3]. On peut même dire que Versailles est le lieu où se révèle cette lumière de l’esprit, que Hegel appellera « le Soleil intérieur » (La raison dans l’histoire, chap.V). Les Mémoires exposent longuement comment le jeune roi s’est en quelque sorte commandé à lui-même de réaliser la personne accomplie du roi. Ce degré supérieur de réflexion et de conscience de soi est la raison suffisante d’un prodige esthétique et symbolique : la parfaite unité harmonique du palais solaire et du palais du roi de France très chrétien, qui ne communiquaient directement que par l’Escalier des Ambassadeurs et celui de la Reine, la salle du Conseil, l’antichambre de l’Œil de bœuf, et les vestibules de la Chapelle ; et dont chaque face, approchée par un visiteur ignorant, ne lui laisse rien deviner de l’autre. De même que, dès l’origine, le petit château est devenu palais sous l’égide de cette représentation apollinienne, le palais ne fut lui-même achevé à l’orient que sous l’égide du Soleil intérieur révélé par sa face occidentale. Les dépenses de la guerre ayant désormais la priorité ; la chambre du roi ne prit sa place centrale qu’en 1701 ; et en 1708, selon les derniers plans de Mansart, le roi en personne, à force d’opiniâtreté, dirigea lui-même l’achèvement de la chapelle saint Louis, dont le plafond s’ouvre sur l’éclat de la Gloire divine. Dans cette perfection atteinte en 1710, l’idéal d’unité dont Versailles est le signe splendide, né d’un tourment profond et presque obsédant des troubles et des trahisons de la Fronde, ne se distingue plus d’une aspiration puissante, secrète, intuitive, à conjurer la dualité fatale de la culture européenne depuis le triomphe du christianisme, et dont, par les coups et contrecoups de la Querelle du Sacerdoce et de l’Empire, de la Réforme et de la Contre – Réforme, du nouvel esprit scientifique, et de la fondamentale ambiguïté du jésuitisme, la nature composite et les contradictions s’aggravaient.

Depuis que Louis y a fixé la cour et le gouvernement, le Palais et les jardins de Versailles sont ouverts à tous (à la seule exception de ses deux cabinets dont l’un était celui du Conseil, et des appartements intérieurs où il échappait à la foule et admirait des œuvres d’art). Le moindre des sujets pouvait visiter jusqu’à la chambre du Roi ; la préséance pour les « gens de qualité » qui avaient « l’entrée » ne vaut qu’aux seuls moments du lever, du coucher, et des « couverts ». L’accès au lever et au coucher du roi sont réservés aux « entrées » ; mais aux grands et petits couverts, après les « entrées », tout sujet pouvait venir admirer le roi dînant seul, ou soupant en famille. Seuls les familiers ou ceux qu’ils présentent peuvent aisément parler au roi à certains moments. Le plus souvent escorté de quatre gardes, il les écoute en marchant lentement, et s’arrête s’il juge l’affaire importante ; mais tous les placets par écrit sont reçus par un garde, traités, et ont une suite. Il subsiste quelques placets de petites gens, dont celui d’un serrurier, annotés de la main du roi, et adressés à l’autorité compétente. Un service de voitures publiques relie Paris et Versailles. Il est des moments de réjouissance où toute étiquette est abolie, comme pour la naissance du duc de Bourgogne, premier petit-fils de France, en 1682, où le peuple afflua dans la Cour royale et fit un feu de joie. Dès 1685, Dangeau notait dans son Journal : « Le roi, ne pouvant plus se promener dans ses jardins sans être accablé par la multitude de peuple qui venait de tous côtés et surtout de Paris, ordonna aux gardes de n’y plus laisser entrer que les gens de la cour et ceux qu’ils mèneraient avec eux ». On se contenta de clore les bosquets par des grilles, qui finalement furent ôtées en 1704, le roi considérant que « les jardins et les fontaines devaient être pour le public ». Il est tombé en oubli que la résidence royale était un lieu de pèlerinage, en vertu du pouvoir thaumaturgique que le sacre confère au roi, et qui est signe qu’il « participe à la prêtrise ». Louis XIV fut le dernier de nos rois à remplir son devoir de « toucher les malades des écrouelles » (ganglions tuberculeux). Louis XV le délaissa dès 1739, et Louis XVI ne l’accomplit qu’une seule fois, le jour de son sacre. Louis XIV ne manqua jamais de recevoir ces malades, par centaines, jusqu’à la Pentecôte de 1715. Le 7 juin, moins de trois mois avant sa mort, déjà affaibli, il en toucha 1700, supportant « malgré la très grande chaleur » – note Dangeau – le lourd manteau de l’Ordre du Saint-Esprit. Selon leur nombre et la saison, les scrofuleux étaient reçus sous les voûtes de l’Orangerie, dans les cours du château, ou dans les antichambres du rez-de-chaussée des ailes du nord ou du midi.

Joseph Joubert l’avait aperçu : « L’antiquité finit en 1715 » (Recueil des pensées de M.M. Joubert, publié par Chateaubriand, 1838). En un temps où Bossuet osait écrire que « le Saint-Esprit n’a pas dédaigné de louer, dans le livre des Macchabées, la haute prudence, la sagesse, et les conseils vigoureux du sénat romain » (Discours sur l’Histoire universelle, III, 6), Louis XIV avait compris à quelle hauteur spirituelle pouvaient conduire les exemples de l’antiquité associés à celui de saint Louis. La fameuse apostrophe du sermon de 1662 Sur les devoirs des rois paraissait blasphématoire à Marc Bloch : « Vous êtes des dieux, encore que vous mouriez, et votre autorité ne meurt pas. Cet esprit de royauté passe tout entier à vos successeurs (…) L’homme meurt, il est vrai, mais le roi, disons-nous, ne meurt jamais : l’image de Dieu est immortelle ». Dans les pages des Mémoires où Louis XIV, se défendant de « faire le théologien » avec son fils, expose lui-même très sobrement sa foi en « une puissance supérieure, invisible, dont la nôtre est une partie », il distingue l’humilité que doivent avoir les rois « pour eux-mêmes », et la fierté « pour la place qu’ils occupent ». Ce qu’il illustre à plusieurs endroits par l’exemple explicite, ou seulement suggéré, du point de vue, dont la portée diffère selon le poste et le rang. Il est des choses que seul un roi peut voir. A ses yeux, « cette puissance invisible établit l’ordre naturel du monde, et ne le viole pas aisément » (Mémoires, 1661, 2 et 3). Lorsqu’il ramène « la nation toute entière » à « la personne du roi », il s’agit à la fois d’un constat empirique, et d’une aspiration idéaliste, d’origine néoplatonicienne, à l’unité politique, reflet de la transcendance de l’Un, qui n’a rien à voir à la « centralisation » moderne (il y aurait beaucoup à dire sur le cheminement secret du néoplatonisme dans la culture chrétienne Européenne jusqu’à Hegel). Dans la pensée de Louis, comme des meilleurs esprits de son temps, État, République et Empire sont rigoureusement synonymes. La nation « fait corps » dans la personne du roi mortel, et « l’esprit de royauté » qui « ne meurt pas » est l’essence même de l’État : Louis XIV l’a rappelé en mourant. Cet État, où le Roi et « ses peuples » se reconnaissent et connaissant réciproquement, est ce que Hegel appelle l’État de l’Empire occidental, le seul élément où il est possible que se lève le Soleil intérieur de la conscience de soi, parce que la vie réelle des individus n’y est plus « une accoutumance inconsciente et une pratique coutumière de l’unité », mais « la liberté subjective de sujets réfléchissants, personnels, existant pour soi ». Louis le dit expressément au dauphin : « Il y a des nations où la majesté des rois consiste, pour une grande partie, à ne point se laisser voir, et cela peut avoir des raisons parmi des esprits accoutumés à la servitude, qu’on ne gouverne que par la crainte et la terreur ; mais ce n’est pas le génie de nos français, et, d’aussi loin que nos histoires nous en peuvent instruire, s’il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie, c’est l’accès libre et facile des sujets au prince. C’est une égalité de justice entre lui et eux, qui les tient pour ainsi dire dans une société douce et honnête, nonobstant la différence presque infinie de la naissance, du rang, et du pouvoir ». Par la communauté reconnue du roi et de la nation, l’État selon Louis XIV posait tout au moins les fondements de cette liberté. L’Empire occidental est aussi selon Hegel celui où enfin « apparaît le principe de la conciliation de l’Église et de l’État » ; on peut en voir un essai malheureux dans le gallicanisme de Louis, au temps où Bossuet correspondait avec Leibniz sur « la réunion des églises ».

Les quelques pages admirables du début des Mémoires où Louis confie au dauphin les fruits intérieurs qu’il recueillit aussitôt après sa résolution de « reprendre l’autorité de roi » portent par excellence la marque du Grand homme et du Héros dont Hegel a fait le portrait spirituel au chapitre II de La raison dans l’histoire : « Les grands hommes savent que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils cherchent, ils n’agissent pas pour satisfaire les autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire, parce que les autres ne savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques, parce qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur œuvre. Il appert par la suite qu’ils ont eu raison, et les autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce qu’ils voulaient, s’y attachent et laissent faire, etc. ».

Ce que des quantités de théories sur le rapide déclin de la monarchie française, exposées en centaines ou milliers de volumes, oublient en général, c’est que le règne de Louis XIV est une époque terminale. Aussi, dans son synoptique des « époques politiques contemporaines » de l’introduction au Déclin de l’Occident, Oswald Spengler, le seul sans doute qui l’ait compris par sa conception morphologique et cyclique de l’histoire, qualifie-t-il ce qu’on a appelé « absolutisme » de « suprême perfection de la forme de l’État », associant Frédéric II de Prusse et Louis XIV ; et ce déclin marque pour Spengler le passage de la culture (Kultur) à la civilisation occidentale.

L’idéalisme solaire de Louis XIV était étranger, plutôt qu’aveugle, à ces forces nées en Europe de ce que Spengler appelle « la compénétration de la forme politique par les puissances économiques », qui inaugure « la civilisation » moderne ; Louis les coalisa contre lui, alliées à des vestiges de féodalité décadente ou de noblesse usurpée, minant l’État de l’intérieur. Sous ses deux successeurs, la symétrie de la Cour royale de Versailles rompue par Gabriel, l’Escalier des Ambassadeurs détruit pour aménager des petits boudoirs, le symbolisme planétaire effacé aux appartements de la Reine, étaient de nouveau, et déjà, les signes funestes de ce « mal qui arrive aux États quand les intérêts publics sont réglés par les intérêts particuliers » (Richelieu, Testament politique, chap. V) ; et que le fulgurant génie de Napoléon n’a pas suffi à conjurer.

La France et l’Europe s’abîment dans le chaos de temps très obscurs, mais l’histoire et le monde n’ont pas de fin. Charles Maurras, qui aurait dû se contenter d’être poète, a écrit : « J’ose comparer l’esprit de Louis le Grand à ces dieux souterrains, dont le travail édificateur ne s’arrête plus ».

Yves Branca

Orientation bibliographique

Sur Louis XIV et Versailles, on pourra consulter également avec profit :

— Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, Préface de Pierre Goubert, Imprimerie nationale, 1992.

— Vincent Beurtheret, Versailles. Des jardins vers ailleurs. AMDG, 1996.

— Jean-Christian Petitfils : Louis XIV, Perrin, 1995, 2008.

— Olivier Chaline, Le règne de Louis XIV, Flammarion, 2005.

— Pierre Gaxotte, La France de Louis XIV, Hachette, 1946.

Tous les ouvrages d’Alexandre Maral, en particulier :

— Le Roi-Soleil et Dieu, Perrin, 2012.

— Le Versailles de Louis XIV. Un palais pour la sculpture. FATON éd., 2013.  /

— Les derniers jours de Louis XIV, Perrin, 2014.

Cette réflexion, sous deux formes différentes, et respectivement sous les titres « Versailles, le Palais du Soleil », et « Le Palais du Soleil », a été publiée dans la Nouvelle Revue d’Histoire en nov.2011, et, accompagnée d’un annexe intitulé « Le Palais du peuple », dans le Spectacle du Monde d’octobre 2012. J’ai fait ici la synthèse des trois articles, en précisant un peu certains points.

[1] Dans la version originale de deux des articles dont j’ai tiré celui-ci, j’ai associé hâtivement Alexandre à Auguste, en vertu de la juste notion d’ « Empire gréco-romain » de Paul Veyne. Il est vrai que jusqu’à la veille et même au début de son règne personnel (1661), Louis XIV s’est laissé présenter et représenter comme le « nouvel Alexandre ». En 1660 Mazarin confie à Charles Le Brun la mission d’exalter le roi sous la figure du conquérant, par une série de toiles dont la plus célèbre est Alexandre sous la tente de Darius, de la même année ; mais la représentation du roi en Alexandre cesse pratiquement après l’achèvement de cet ensemble. Le jeune Louis XIV resta quelques années fidèle, par pur sentiment, à l’image héroïque du conquérant macédonien que lui avaient léguée Louis XIII et Richelieu. En Alexandre, les thuriféraires du parti dévot veulent voir une préfiguration d’un roi qui, au cours d’une croisade, irait porter ses armes victorieuses contre ‘l’Orient barbare et infidèle’. La comparaison remontait à 1628 : on avait rapproché le siège de la Rochelle par le Cardinal de Richelieu du siège de Tyr par Alexandre, pour montrer que des républiques mercantiles aiment mieux faire appel à l’aide de puissances étrangères (Carthage, l’Angleterre) que de s’incorporer au royaume. Mais Louis XIV, dont l’éducation n’avait pas été aussi négligée que l’a prétendu si impudemment Saint Simon (v. à ce sujet le Louis XIV de François Bluche), se souvenait sans doute d’un Portrait d’Alexandre le Grand dédié au Dauphin (Paris, 1641), où Jean Puget de la Serre soutient que la lecture des auteurs anciens démontre qu’Alexandre s’est laissé pervertir par des défauts et des vices. Les opposants à la « monarchie absolue », qui oubliaient toujours la caractère intangible des «

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