L’altruisme pathologique désigne une dynamique où des comportements initialement conçus pour favoriser le bien-être d’autrui finissent par produire des effets négatifs, tant pour l’individu que pour la collectivité. Ce phénomène repose sur un déséquilibre entre empathie, rationalité et contraintes sociétales, qui s’exprime particulièrement dans la dynamique idéologique universaliste, laquelle tend à négliger les mécanismes fondamentaux de l’homéostasie sociale et de la préservation des collectifs.
D’un point de vue psychologique et neurobiologique, les mécanismes de l’empathie et de la récompense prosociale jouent un rôle clé dans la prédisposition humaine à l’entraide. Certaines structures cérébrales[1] impliquées dans la régulation des comportements altruistes participent à cette dynamique. Toutefois, lorsque ces circuits sont exacerbés sans régulation, ils peuvent conduire à un excès de dévouement, à un refus de poser des limites et à une négligence des impératifs de protection du groupe. Cette surexploitation de l’altruisme est particulièrement visible dans des contextes où l’idéologie transforme certaines tendances naturelles en normes morales absolues. Déconnectées de la réalité sociale, ces normes finissent souvent par être transposées en cadres légaux, institutionnalisant ainsi des principes idéologiques sous forme de droit positif.
L’histoire montre que les sociétés en période de prospérité prolongée tendent à minimiser la nécessité de préserver leur homogénéité culturelle et leur résilience face aux dynamiques endogènes et exogènes pouvant fragiliser leur cohésion. Ce phénomène est particulièrement visible après les grandes guerres et crises majeures. Une fois le conflit passé, les sociétés cherchent à reconstruire un ordre stable basé sur des idéaux progressistes, perçus comme des remparts contre les violences du passé. Ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale, avec la montée des institutions transnationales (ONU, Union européenne) et l’instauration de politiques de paix et de coopération mondiales. Ce modèle repose sur l’idée selon laquelle la stabilité économique garantirait une harmonie durable. Pourtant, c’est bien la prospérité qui tend à affaiblir les réflexes de protection collective et à nourrir un optimisme excessif quant à la compatibilité universelle des valeurs.
En l’absence de guerre ou de crises majeures, les instincts de protection collective s’émoussent, créant une illusion de stabilité éternelle. Cette dynamique favorise la montée d’un universalisme naïf, fondé sur l’idée que toutes les cultures et valeurs sont interchangeables et que la coopération peut se substituer à toute forme de vigilance stratégique. Or, cet aveuglement historique est souvent brutalement remis en question par des retournements idéologiques en période de crise, comme on peut le voir avec la montée des mouvements populistes et nationalistes face aux dérives d’un mondialisme technocratique déconnecté des réalités populaires. Un autre facteur expliquant cette cécité institutionnelle réside dans le déclin du courage et de la virilité au sein des élites politiques et intellectuelles. Soljénitsyne dénonçait déjà cette tendance en Occident, affirmant que l’abondance et la sécurité avaient progressivement érodé la capacité des dirigeants à prendre des décisions difficiles et impopulaires. D’ailleurs, dans son discours à Harvard du 08 juin 1978, Il insistait sur l’affaiblissement de la virilité dans les termes suivants :
Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ?
Ce phénomène s’illustre dans l’incapacité des gouvernements à assumer des politiques de fermeté face aux crises sécuritaires et migratoires, préférant des solutions purement technocratiques qui évacuent les enjeux de confrontation et de souveraineté. La disparition des modèles masculins traditionnels dans les sociétés occidentales, remplacés par une promotion systématique de valeurs pacifistes et inclusives, a accompagné cette évolution, favorisant une posture de soumission et de négociation permanente face aux défis contemporains.
Dans un contexte marqué par la montée des tensions sociales et le rejet des élites technocratiques, les analyses de Soljénitsyne et JD Vance offrent des perspectives éclairantes sur les dérives des sociétés occidentales contemporaines. Tous deux dénoncent une déconnexion croissante entre les élites et le peuple, mettant en garde contre la perte de souveraineté nationale et individuelle au profit de structures de pouvoir éloignées des réalités populaires. Soljénitsyne critiquait le déclin du courage civique chez les intellectuels occidentaux, tandis que JD Vance, dans son discours du 14 février 2025, pointe du doigt l’ingérence des institutions technocratiques et des grandes entreprises dans la régulation des opinions publiques. Cette dépossession démocratique, en privant les citoyens de leur autonomie décisionnelle, favorise l’émergence d’un altruisme pathologique où des choix politiques sont imposés sous couvert de principes moraux abstraits, sans consultation des populations concernées.
Parallèlement, ces analyses insistent sur l’importance de la liberté et de la responsabilité individuelle dans l’équilibre des sociétés. Soljénitsyne souligne la nécessité d’un réajustement entre les droits de l’homme et la conscience des devoirs, rappelant que toute liberté doit s’accompagner d’une responsabilité envers Dieu, la société et l’histoire. Pour sa part, Vance défend la souveraineté populaire et la primauté des initiatives individuelles sur les modèles d’intervention centralisée, insistant sur le fait que la prospérité et la stabilité reposent avant tout sur la capacité des individus à s’auto-organiser sans une suradministration étouffante. Ce cadre de pensée s’oppose aux tendances contemporaines à normer l’ensemble des interactions humaines sous des régulations rigides, souvent déconnectées des réalités anthropologiques des nations.
Cette critique rejoint un diagnostic plus large sur le déclin moral et spirituel des sociétés occidentales. Soljénitsyne met en garde contre le matérialisme destructeur, perçu comme un facteur d’effondrement civilisationnel, et souligne l’épuisement spirituel d’un monde coupé de ses racines. Cette vision trouve un écho dans les inquiétudes contemporaines sur la perte de sens et l’effritement des valeurs fondatrices des collectifs humains, où les principes de solidarité et de transmission culturelle sont progressivement remplacés par des injonctions universalistes sans ancrage concret. Vance critique également la déterritorialisation des décisions politiques, notamment à travers l’influence croissante de l’Union européenne, qui tend à imposer des modèles de gouvernance déconnectés des aspirations des peuples et de leur héritage historique. L’uniformisation des politiques migratoires et économiques, imposée sans véritable consultation démocratique, illustre cet éloignement croissant entre les décideurs et les populations, alimentant en retour un rejet des institutions et des élites dirigeantes.
Ainsi, ces analyses convergent vers la nécessité d’un réancrage des sociétés dans leurs réalités historiques et anthropologiques, afin de contrer les excès d’un altruisme pathologique qui, en niant les spécificités culturelles et les principes d’auto-préservation des collectifs, déséquilibre l’ordre social sous prétexte de bienveillance universelle. Plutôt qu’une uniformisation artificielle des structures politiques et morales, un modèle fondé sur la complémentarité entre responsabilité individuelle, enracinement culturel et souveraineté populaire apparaît comme une réponse plus adaptée aux défis contemporains.
Cette opposition entre souveraineté nationale et ingérence technocratique est au cœur du clivage idéologique entre le conservatisme souverainiste et le néo-conservatisme globaliste. JD Vance incarne cette contestation en dénonçant un processus où les institutions supranationales imposent des choix politiques sans recours au processus démocratique. Il illustre cette dynamique par l’annulation d’élections en Roumanie sous pression européenne, ou encore par la censure numérique et médiatique opérée sous prétexte de lutte contre la désinformation, mais qui tend à renforcer une uniformisation idéologique au détriment du débat démocratique. À cela s’ajoute l’influence des instances transnationales sur les politiques migratoires, imposant des décisions majeures indépendamment de la volonté des populations concernées.
Le néo-conservatisme globaliste, bien qu’affichant une rhétorique démocratique, repose sur un modèle où le pouvoir est de plus en plus concentré dans les mains d’élites technocratiques, en contournant les souverainetés nationales et en imposant une vision uniforme du progrès et de la gouvernance mondiale. Cette dérive s’inscrit dans une logique où, sous couvert d’humanisme et de rationalisation, les grandes bureaucraties et groupes d’influence finissent par façonner les politiques publiques indépendamment des aspirations populaires. Le conservatisme souverainiste, en réponse, cherche à rétablir la primauté des décisions locales, en revalorisant les frontières, l’identité nationale et la souveraineté populaire comme remparts contre cette confiscation démocratique.
Cette opposition entre uniformisation technocratique et réaffirmation des souverainetés n’est pas nouvelle dans l’histoire. De nombreuses civilisations, à mesure qu’elles s’étendent et se structurent, ont tenté d’instaurer des cadres universalistes pour intégrer des populations diverses, souvent au prix de tensions internes. L’expérience romaine illustre bien cette dynamique : sous l’influence du stoïcisme et du droit romain, l’Empire a progressivement développé une idéologie universaliste visant à intégrer des peuples de cultures diverses sous un même cadre juridique et administratif. Cette ouverture s’est accentuée avec l’octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire en 212 sous l’édit de Caracalla (ConstitutioAntoniniana).
Si ce modèle visait à consolider l’unité de l’Empire, il a paradoxalement favorisé une érosion des distinctions culturelles et politiques qui structuraient l’ordre romain. La disparition progressive des différenciations entre citoyens romains et populations récemment intégrées a affaibli les solidarités internes et la cohésion des élites impériales. Ce processus s’est accompagné d’un relâchement des exigences militaires et civiques, affaiblissant la capacité de l’Empire à répondre aux pressions extérieures (invasions germaniques, crises économiques, effondrement de l’autorité centrale).
Le recentrement identitaire a émergé à partir du IVe siècle avec la montée du christianisme impérial, qui a progressivement supplanté les formes d’universalité païennes et romaines. L’adoption du christianisme comme religion d’État en 380 (Édit de Thessalonique) marque le début d’une recomposition idéologique où l’unité spirituelle remplace l’universalisme administratif romain. Ce processus s’accélère avec l’effondrement de l’Empire d’Occident (476), laissant place à un morcellement où les structures locales (royaumes barbares, Église catholique) reprennent une prééminence communautaire et territoriale. Ainsi, l’utopie impériale d’un monde unifié sous une seule loi cède la place à une fragmentation basée sur des logiques de différenciation culturelle et identitaire.
Ce schéma historique n’est pas propre à Rome : il apparaît comme un cycle récurrent dans l’histoire des civilisations. Après une période d’expansion et de prospérité, les sociétés tendent à développer des idéologies universalistes et pacifistes, considérant que les rivalités identitaires et culturelles peuvent être transcendées par des principes moraux abstraits. Ce fut le cas après l’instauration de la Pax Romana, mais aussi après la chute de l’Ancien Régime, où les idéaux des Lumières ont remplacé les structures monarchiques traditionnelles. Toutefois, ces périodes de pacification idéologique entrent inévitablement en contradiction avec les réalités anthropologiques : lorsqu’un modèle universaliste atteint un seuil critique d’incohérence, il est brutalement remis en cause par un retour à des formes de gouvernance plus enracinées et pragmatiques. L’histoire montre ainsi que l’altruisme pathologique, en niant ces régulations naturelles, accélère le processus de rejet et précipite les sociétés dans des phases de désordre avant un éventuel redressement.
Ce phénomène se manifeste de manière particulièrement saillante dans les politiques migratoires contemporaines. L’analogie avec l’homéostasie biologique permet d’éclairer cette dynamique : une société, à l’instar d’un organisme, doit intégrer progressivement de nouveaux éléments pour maintenir son équilibre. Or, lorsque la vitesse d’intégration dépasse un certain seuil critique, des frictions axiologiques apparaissent, menaçant la cohésion interne. Cette situation s’observe particulièrement en Europe, où l’arrivée massive et rapide de populations dont la compatibilité axiologique avec les sociétés d’accueil pose des difficultés, notamment sur des principes fondamentaux tels que l’égalité homme-femme. Ce phénomène est accentué par un rejet institutionnel des particularismes nationaux et culturels. Dans une logique universaliste, les États et les institutions transnationales promeuvent un modèle de citoyenneté fondé sur des valeurs abstraites et homogénéisantes, niant la nécessité d’un socle identitaire enraciné. L’Union européenne, par exemple, a progressivement intégré une conception de la nation fondée sur des critères administratifs et économiques, réduisant la question culturelle et historique à une simple variable d’ajustement. Cette approche génère un décalage croissant entre la perception des peuples, qui voient dans la nation un héritage historique structurant, et les élites globalisées, qui considèrent ces attachements comme des vestiges archaïques à déconstruire.
L’absence de temps d’adaptation et la sacralisation du principe d’ouverture inconditionnelle produisent alors des effets paradoxaux : au lieu de favoriser la cohésion sociale, ces politiques peuvent engendrer des formes de communautarisation antagonique et renforcer les conflits identitaires.
Lorsqu’un universalisme bute sur la problématique d’assimilation des populations axiologiquement distinctes, il peut aussi avoir tendance à employer la force pour contraindre les opinions non alignées. Cette tendance se manifeste historiquement par des campagnes de rééducation culturelle, des politiques coercitives d’intégration ou même des persécutions idéologiques à l’encontre de ceux qui refusent d’adhérer à la vision universaliste dominante. Le passage de l’Empire romain tardif à la chrétienté impériale illustre ce phénomène, de même que certaines politiques modernes d’endoctrinement idéologique imposées sous couvert de valeurs humanistes.
Qu’il s’agisse de processus historiques comme la transition de l’Empire romain tardif à la chrétienté impériale ou de dynamiques contemporaines telles que l’imposition du politiquement correct et l’hégémonie culturelle progressiste, l’altruisme pathologique suit souvent un schéma récurrent. Les périodes d’idéalisme universaliste, en niant les tensions inhérentes aux structures sociales, finissent par générer des réactions de rejet, conduisant à un retour à des formes de gouvernance plus enracinées et pragmatiques. Ce cycle illustre la nécessité d’un équilibre entre coopération et préservation des collectifs.
Ainsi, plutôt que de chercher à éliminer la concurrence entre groupes ou à imposer un universalisme abstrait, il apparaît plus rationnel de penser une dialectique entre ces forces, à l’image d’un processus thermodynamique qui ajuste en permanence les flux entre ouverture et protection. De la même manière, l’axiodynamique, en tant que régulation des valeurs au sein d’un collectif, impose des mécanismes d’équilibre entre principes intégrateurs et forces de différenciation. Lorsqu’un excès d’intégration et de tolérance se heurte aux limites de la réalité, la dynamique sociale réintroduit spontanément des mécanismes de différenciation et de régulation, illustrant ainsi un principe fondamental d’ajustement axiologique comparable à celui observé en thermodynamique. Cette alternance entre phases d’ouverture et de fermeture, entre coopération et protectionnisme, semble suivre un modèle structurel propre aux cycles civilisationnels. Un monde hostile et pauvre impose une culture de l’entraide et du sacrifice, favorisant l’innovation et la création d’abondance. Cependant, cette prospérité, en réduisant les contraintes matérielles et existentielles, favorise en retour une culture de l’individualisme et de l’égoïsme, affaiblissant les structures collectives. Lorsque ce processus atteint un seuil critique, il précipite une nouvelle phase de déclin, recréant un environnement compétitif et sélectif qui favorise l’émergence de nouvelles formes de résilience et de renouveau identitaire. Ainsi, plutôt qu’un simple phénomène contextuel, l’altruisme pathologique s’inscrit dans une dynamique plus large de cycles historiques, où l’équilibre entre ouverture et préservation doit constamment être ajusté pour éviter les excès destructeurs.
L’histoire montre que lorsque les sociétés refusent d’ajuster l’équilibre entre ouverture et préservation, elles s’exposent à des réactions radicales qui peuvent mener à des ruptures brutales et à des transformations profondes du modèle politique et social. L’issue dépendra donc de la capacité des sociétés occidentales à reconnaître la nécessité de cette régulation avant qu’une dynamique incontrôlée ne précipite un basculement chaotique, inversant avec violence les principes qui avaient été initialement érigés en dogme.
Alan Kleden
[1] Il s’agit notamment du cortex cingulaire subgénual et du système de récompense mésolimbique, impliqués dans la régulation des comportements altruistes et prosociaux.
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