Jean-Marc Jancovici est devenu, depuis quelques mois, une vedette qu’on s’arrache.


Il faut dire que cet incroyant affiché a l’heur de partager avec le pape François et le grand troupeau des classes moyennes mondialisées, l’impératif moral de sauver la planète. L’époque a en effet réussi, à la faveur d’une sécularisation multiséculaire de la religion, l’osmose entre la machine et la spiritualité. C’en est la phase ultime, le supplément d’âme d’un système glacé en voie de se passer de l’humain, ou l’asservissant à ses besoins.


Jancovici draine, lors de ses venues dans telle ou telle École, les futurs ingénieurs, techniciens, spécialistes, dont nombreux sont ceux qui sont des bénévoles de son association, The Shift Project (en anglais, comme il se doit), mais c’est surtout sur la toile qu’il ameute le chaland, avec des vidéos qui « explosent » le compteur des « vues ». Car loin d’être un pédant académique et assommant, ce diplômé de Polytechnique et de l’École nationale supérieure de télécommunication (ce qui n’est pas sans importance), physicien apparemment solide, enchante ses auditoires avec une gouaille de gavroche attardé, un humour de laborantin espiègle.

Son style vestimentaire et langagier est tout un programme, du reste. Adoptant l’uniforme cool de la Silicon Valley, à la Steeve Job, en bon pédagogue, il parsème un discours technique tendu de plaisanteries frappantes et, parfois, de grossièretés de bon aloi, d’une rusticité qui rappelle le peu regretté Claude Allègre, plaidant pour une vision terre-à-terre, faisant fi des nébulosités d’artiste.

Pas question de littérature, avec lui ! Paradoxe apparent : il nous convainc, ou au moins nous persuade, que la fin est toute proche. Non seulement celle de chacun d’entre nous, pauvres hères voués à la disparition biologique, mais de notre monde. Encore reste-t-on vague à ce sujet : l’humain est-il condamné à disparaître ? Ou la civilisation qu’il a élaborée depuis la sortie du paléolithique, ou, du moins, depuis l’adoption des énergies fossiles comme mode de production d’énergie ? On connaît en tout cas le délai qui nous reste pour cueillir la rose, avant qu’elle ne se déclose définitivement, sursis n’excédant pas quelques lustres. Dans une centaine d’années, les carottes seront pour ainsi dire cuites.


Il est vrai que les prophètes de malheur ont souvent connu le succès, quoique Cassandre démente ce truisme. La Fin du Monde a non seulement été prédite, mille ans après la naissance du Christ, ou après sa mort (on n’était pas sûr), ou sous le règne sanglant des Aztèques, cette dernière prédiction ayant d’ailleurs été suivie d’effet. Si on jette un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire des mentalités, pour peu qu’il subsiste des témoignages tangibles des angoisses des temps passés, on verra que celle de la fin du temps, ou de la civilisation, est récurrente. Mais rien ne se perd, tout se transforme, comme on le sait, et ce n’est pas le physicien Jancovici qui niera cette vérité des choses.

Augustin n’a pas dire autrement : la chute de Rome, prise par le Goth Alaric, en 410, avait noyé les esprit dans un pessimisme sans rémission. Le saint avait répliqué en relativisant la catastrophe : tant que la venue de Paraclet n’est pas d’actualité, le monde terrestre est soumis à la loi du devenir, à la caducité des êtres, animés ou inanimés, à la transformation des nations, des royaumes, des empires. L’essentiel est que l’éternel soit toujours là où règnent les cœurs des croyants, et l’Église sert de môle aux hommes, comme refuge et espoir du salut.


Or, pour Jancovici, qui est athée, il n’est guère de salut à brandir contre l’irrésistible anéantissement de la société industrielle fondée sur l’exploitation des énergies fossiles. Les faits, les chiffres, les constats sont là. Le pétrole, ressource essentielle, s’épuise rapidement.


A vrai dire, la science, en soi, se prévaut du doute méthodique, surtout quand on entre dans le domaine des causes, sinon des prédictions plus ou moins lointaines.
On sait, de science certaine, que la Terre disparaîtra dans quelques milliards d’années, mais bien malin est celui qui décrira ce qu’elle sera dans cent ans. On ne sera plus là pour le dire, du reste. Il est hors de doute – à moins que l’on ne soit un contestataire revêche et, somme toute, assez chicaneur – que le réchauffement planétaire s’accentue. Même si l’on fait remarquer que ce ne serait pas la première fois. J’ai trouvé, par hasard, un passage, dans Les Histoires, de Tacite, contant les
heurts entre les Romains et les peuples du Nord (Belgique et Pays-bas actuels), combats sanglants qui se sont déroulés vers 80 de notre ère, l’évocation d’un assèchement inédit du Rhin, fleuve, on en conviendra, autrement plus volumineux que le Doubs. Jancovici se fie aux conclusions du Giec, et quelques esprits forts, certainement très utiles au débat public, en ont contesté les méthodes.


Mais ce n’est pas sur cette question, très importante, certes, que j’aimerais insister.


D’ailleurs, Jancovici est assez fin pour ne pas mettre les pieds dans le même sabot. Il a capté la bienveillance des esprits critiques en s’en prenant, avec des arguments qui emportent l’assentiment, aux énergies dites « renouvelables », comme les éoliennes, technicisation calamiteuse de l’impératif écologiste, transformé en lobby douteux, et en louant la filière nucléaire. Mais, bizarrement, Jancovici a insisté, il y a peu, sur l’apport recommandé d’une certaine dose de ces moulins laids et encombrants, dont l’inefficacité ne reste plus à prouver. Il est membre, n’oublions pas, du Haut Conseil pour le climat auprès du Premier ministre.
Mais l’essentiel n’est pas là. Osons le dire : que ce réchauffement, indubitable, soit fatalement pérenne, et mette en danger notre destin, et la vie sur terre, nul ne peut l’assurer sans impudence. Il faut, bien sûr, prendre des dispositions pour s’adapter aux températures élevées, au manque d’eau, voire aux troubles inévitables qu’engendrent les déplacements de populations etc. Il faut convenir aussi que la civilisation occidentale, en rompant avec un mode traditionnel d’existence, a produit, à côté de bienfaits matériels indéniables, des méfaits gigantesques, qui ont détruit non seulement une grande partie de la nature, mais aussi l’intégrité humaine, son équilibre, la solidité de sa participation à la communauté.


L’individualisme, son hybris, ses pulsions, ont rendu la vie problématique, et la laideur a envahi le quotidien des foules, en même temps qu’un lot intarissable de nuisances, que nos ancêtres, qui n’avaient pas eu le temps, comme nous, de s’y habituer, auraient eu du mal à tolérer. C’est une bonne chose de conseiller la sobriété, et l’abandon du règne de la bagnole, des agglomérats citadins, de la grande bouffe. Encore faut-il que la volonté humaine accompagne ces saines résolutions !


Toutefois, une interrogation subsiste, sur l’importance du facteur humain dans le changement climatique, qui peut être naturel, et lié à un cycle, par exemple celui du soleil. Jancovici analyse la nature de la molécule de carbone, et on ne peut le contredire là-dessus. Comme je ne suis pas physicien, je laisse à d’autres le soin de disserter sur la pertinence de certaines conclusions.


Je préfère finalement me tenir sur un terrain sociologique, qu’on pourra croire « marxiste ». Mais l’on sait que Marx a emprunté ses outils conceptuels aux libéraux du début du XIXe siècle, qui avaient déjà analysé la société comme un milieu où les classes interagissaient en se conjuguant ou en s’affrontant. La classe, par exemple, de ceux qu’on appelait dans les années 1820, les « producteurs », et qui n’étaient pas encore cette bourgeoisie conquérante qui allait s’emparer des rênes du pouvoir avec Louis-Philippe et Napoléon III, rassemblait les « compétences » attachées au développement des forces productives liées à l’exploitation des énergies fossiles, en l’occurrence, à ce moment de notre histoire, avant tout la houille. Pour un Saint-Simon, ces « producteurs » sont aussi bien des chefs d’entreprises que des ingénieurs, des scientifiques, et même des écrivains et des artistes, à condition que leur talent fût mis au service de l’économie, du progrès, perceptive dont s’est moqué Stendhal.


Mais on voit bien quelle est la logique politique d’une vision qui prend pour socle la croissance (ou la décroissance) économique. Ceux qui comptent sont ceux qui sont utiles.

La justice de Napoléon III reprochera à Baudelaire et à Flaubert non seulement d’être immoraux (au fond, c’est une peccadille que la bourgeoisie sera bien capable de pardonner assez vite), mais, surtout, de choisir l’exil, l’art pour l’art, ou les nuages, la fuite hors d’une société qui prône l’utilité, l’humanitarisme à la Hugo ou selon les bonnes femmes de charité, l’amour du Bien et le service public. La Troisième république, par l’École, remettra les choses en place, et on apprendra à faire « avancer le progrès », avant de se contenter, les républiques passant, de faire « bouger les choses », au tournant de l’an 2000. Avant cette lubie, nous aurons eu le triomphe des bureaucrates, ceux qui gèrent l’État bienfaisant, les apparatchiks parfois dotés du knout, ne doutant de rien, dont l’obsession est, sinon l’abondance, du moins l’égalité, fût-elle aux dépens du peuple. Tout cela s’accumulant, bien sûr, l’homme de bureau coiffant l’homme d’atelier, ou le conseil d’administration, et le tout coexistant. Il est notable aussi que le bureaucrate sera en butte à l’arrogante invasion du financier, dont l’autonomie aura l’ampleur d’un monde décloisonné, « délivré » des limites territoriales et des règles sociales. Car autant le producteur et le bureaucrate pouvaient être arrimés à un espace déterminé, la nation ou l’empire, autant le financier prend son essor au-delà de toute frontière, et se sent aussi libre que l’oiseau dans des airs parcourus par tous les trafics et flux lucratifs ou dévastateurs, comme peut l’être la technique, favorisée par le numérique, l’électronique, et la mondialisation de l’économie.


Deux courants idéologiques accompagnent cette métamorphose du monde : d’abord le libéralisme, puis l’écologisme. Le premier aurait pu pâtir des résultats désastreux de son expansion. Or, contrairement au régime socialiste, il fait preuve d’une résilience exceptionnelle, bien qu’on le considérât bien souvent, durant les deux siècles derniers, comme condamné. Cependant, il jouit d’une capacité infinie à miser sur de nouvelles technologies. Le numérique a ainsi sauvé, à la fin du XXe siècle, une économie à bout de souffle. On voit cependant que, l’Histoire s’accélérant, ce libéralisme mondialiste, fondé sur l’usage d’internet et des miracles de l’électronique, connaît des signes d’usure et de rupture, qui laissent présager une crise dangereuse pour sa survie.


Or, l’Occident a trouvé la parade dans l’écologisme, et l’économie verte qui lui est liée. Les capitaux commencent à être investis en masse dans cette nouvelle industrie, comme on le voit avec l’accroissement du parc de voitures électriques.


Et c’est là que des gens comme Jancovici entrent en jeu.


Jancovici présente un parcours professionnel très intéressant de ce point de vue. Outre sa formation de scientifique, il a mené une carrière entrepreneuriale, fréquentant ainsi le monde des affaires, des grands patrons. Il a monté, en 2007, avec Alain Grandjean, un cabinet de conseil vendant des bilans carbones aux grandes entreprises, tout en leur donnant des plans d’actions pour réduire leur consommation. Il avait créé de même, en 2006, avec Jean-Louis Caffier et Hervé Le Treut les Entretiens de Combloux, séminaire où se retrouve tout le gotha de la Presse.


Depuis, il est professeur aux mines, et multiplie les conférences.


On a donc affaire à un homme que l’on peut considérer comme « introduit ». Sous un autre angle, celui de la sociologie, l’expansion illimitée de l’éducation, a été favorisée par l’accès relativement aisé aux études supérieures, donc par l’obtention tout aussi facile de diplômes, a accru la masse d’une classe moyenne dont la relation au monde est filtrée par des abstractions et des discours souvent nébuleux, et qui sont dotées d’une propension, comme le fit remarquer Emmanuel Todd, à ingurgiter toutes les âneries propagandistes que le système déverse pour voiler sa réalité, ces délires fussent-ils présentés comme des signes de rébellion. Des mutins de Panurge, disait Philippe Muray.

Au fond, il n’est pas nouveau de constater qu’une cervelle de mouton peut très bien coexister, dans une tête bien pleine, avec des connaissances scientifiques dignes d’éloge. Le stalinisme a été prodigue de ce type d’humanité. Mais il n’est pas besoin, pour suivre le courant comme un cadavre, d’être un Paul Langevin, ou un Frédéric Joliot-Curie, ou un Aragon de l’époque glorieuse du Petit Père des Peuples. Le peuple des diplômés est quant à lui bien souvent inculte, ne lit pas, et avale des vidéos à satiété. Cela lui suffit comme nourriture spirituelle.


Il se trouve justement que cette classe moyenne est le terreau sur lequel la Nouvelle Société prospère. Elle adopte l’idéologie transfrontalière, immigrationniste, et se montre très sensible aux discours qui dénigrent la civilisation qui l’a engendrée. Car les idéologies modernes n’ont pas seulement pour valeur opératoire la notion de progrès : elle s’abreuvent de ressentiment, de haine du passé, des traditions, et d’un état de société perçu comme un péché impardonnable.


La logique mise en œuvre avec talent par un Jancovici rencontre donc un désir violent parmi cette foule d’insatisfaits (même si, par ailleurs, il existe de fortes raisons de ne pas être heureux du monde présent) : celui de faire table rase, et de châtier une civilisation que l’on prétend coupable. Cette haine de soi (car que sont ces diplômés, sinon les fils de l’Occident ?) est voilée par l’exercice d’une raison technicienne. On comprend, on prend avec soi, on communie avec ce prêtre de la décroissance qu’est Jancovici, qui parle un langage certes un peu hermétique, car spécialisé, mais à peine, comme un théologien manie des termes dogmatiques en présence de ses ouailles assez éduqués pour le comprendre.


Néanmoins, il faut, avec lui, comme avec l’inquisiteur des temps anciens, mettre de côté ce à quoi on croit le plus, à savoir certaines valeurs que l’on croyait éternelles.


Pour les uns, ce sera la notion d’intégrité humaine et de liberté d’expression, pour les autres, ce sera le progrès, et les droits de l’homme. En effet, pour la première fois, avec un Jancovici, on peut, sans rougir, excommunier le progressisme, et le projeter, sans autre forme de procès, dans le camp du Mal. De même, les nécessités d’une telle décroissance, motivée par une urgence absolue, une question de vie ou de mort, impliquent-elles des mesures politiques draconiennes, qui rendent presque superfétatoire l’espèce humaine (c’est la planète, qu’on doit « sauver »!). On peut conjecturer que la simple pédagogie sera insuffisante pour persuader les masses de la pertinence d’une baisse drastique de la consommation, et de l’adoption d’un mode d’une existence qui tiendra plus du Spartiate et de l’anachorète, que du Sybarite. Il est non moins probable que l’invraisemblance d’un débat public (cause-ton lorsque le Titanic sombre, même pour décider qui on doit sauver en priorité?) aboutira à un régime autoritaire, voire totalitaire. Il est aussi fort probable que la température s’élevant gravement, et, conséquemment, le désert ayant gagné, des guerres civiles ou étrangères inexpiables (car il s’agira de survivre) éclateront, et des migrations massives, que l’on considèrera dans un premier temps comme légitimes, puisque les pays pauvres sont les victimes de l’Occident, déstabiliseront irrémédiablement certaines régions du globe, celles des pays riches. Dans cette guerre de tous contre tous, qui ressemblera à une tuerie généralisée au milieu de steppes désertifiées, la loi du plus fort, ou du plus prévoyant, l’emportera. Ce n’est plus un nouveau moyen âge qui nous est prédit, mais un retour au paléolithique à feu et à sang.


Jancovici souffle donc dans les trompettes du Jugement dernier. Nul Dieu pour nous sauver. Dans ses discours, aucun espoir, sinon celui de tenter de sortir de l’anéantissement les happy few qui auront été les plus malins. Qui, en vérité ? Les plus riches ? Les techniciens et ingénieurs ? Les survivalistes diplômés ? Tout ce qu’il avance est au fond peut-être vrai. Mais, quitte à paraître provocateur, je vais risquer une manifestation inconvenante de joie : enfin quelqu’un qui nous met notre ruine devant le nez ! Oui, la société productiviste danse au-dessus du volcan ! Ou, plutôt, au-dessus du vide. Il est bien entendu que le salut est de tout temps.


Mais notre époque a, de façon inédite, été celle qui a suscité une dévastation universelle, naturelle, humaine, un vrai blasphème, des crachats répétés sur le visage divin, sur la Beauté (dont Jancovici ne parle jamais). Et la catastrophe n’est pas devant nous : elle est là, et c’est hic et nunc qu’il faut tenter de vivre !

Claude Bourrinet