On ne peut rêver personnage plus parfait, plus emblématique, plus… littéraire. Peter Sutherland était, sans doute avec George Soros, l’incarnation rêvée de la globalisation. Dont il fut l’accoucheur. À l’heure des conflits sur la société ouverte ou fermée, son portrait est aussi celui des divisions qui déchirent la vie politique occidentale.
Comment tenter un portrait de cet homme sans être accusé de tomber dans un réquisitoire complotiste. Malheureusement, son profil est souvent décrit sur des blogs qui, à la truelle, le décrivent comme porteur d’un complot « juif-franc-mac-mondialiste [sic] », ce qui rend souvent inaudible toute prise en compte rationnelle de ce qu’il incarne. Pourtant, le personnage est si allégorique que même des écrivains comme Dan Brown, Thomas Pynchon ou George Orwell n’oseraient l’inventer. Mais c’est à l’atmosphère d’un roman génial et plutôt oublié, Earthly Powers (Les puissances des ténèbres) d’Anthony Burgess, qu’il ramène insidieusement. On le compare à Soros, il est moins connu et pourtant peut être encore plus emblématique car ses actions ont couvert la totalité du spectre de la gouvernance globale.
Un petit tour autour de la large personne qu’était Monsieur Sutherland, mort en 2016. Une photo : un homme, la soixantaine, plutôt matelassé, au forum de Davos. Un peu une caricature de l’image du capitaliste de base façon XXème siècle, il ne lui manque que le cigare. Il est beaucoup plus que cela. Il était surnommé « le père de la mondialisation ». Et il nous sermonnait de son doigt potelé.
Son CV interminable parle de lui-même. Retenons en le plus parlant. Tout d’abord Peter Sutherland est Irlandais. Le nationalisme, il a vu. Il a vu son pays se déchirer au nom du nationalisme. C’est un argument. Le jeune Sutherland a fait ses études au collège jésuite de Dublin. Après des études de droit, il s’essaye à la politique en Irlande mais, non élu, bifurque vite vers la Commission européenne. Il est nommé commissaire européen responsable de la politique de la concurrence. Directeur du GATT puis de la jeune OMC, il élève l’Organisation à ce qu’elle a représenté depuis : un corps en contact direct avec les États avec qui il œuvre à l’abaissement des barrières douanières. C’est pourquoi il est vu par beaucoup comme le « père » de la globalisation. Il a, habilement et en parallèle, collectionné des jetons de présence dans d’innombrables conseils d’administration. Pas des moindres puisque, entre autres, il fut 13 ans président de British Petroleum et 20 ans de Goldman Sachs International (filiale de GS). Il a été représentant honoraire pour l’Union européenne du Transatlantic Policy Network, organe qui œuvre à harmoniser les réglementations et normes entre l’Union européenne et les Etats Unis en vue de la ratification du très controversé et très libéral Traité transatlantique. Il était évidemment membre du Bilderberg et de la Trilatérale et président de la London School of Economics. Il fut également l’initiateur d’Erasmus qui initiera les jeunes Européens au nomadisme universitaire, beau projet européen, mais qui voit aussi le maintien dans son pays d’origine une option comme une autre au sein d’une « auberge espagnole » si attirante dans le film de Klapisch…
Essoufflé(e) ? C’est pourtant loin d’être terminé.
Peter Sutherland n’était pas un libéral, c’était un ultra libéral. La différence est de taille même si elle fait ricaner les thuriféraires du libéralisme décomplexé. Pour résumer, l’ultralibéralisme, ou néolibéralisme, on ne va pas ici chipoter sur les variations, prône non seulement la dérégulation des marchés, la mondialisation économique et sa financiarisation mais surtout leur prise de pouvoir sur le politique. À l’abri des soubresauts démocratiques et de ses éventuelles conséquences « illibérales » ou souverainistes… Il se définissait également, et cela va ensemble, comme un internationaliste. Notion vague mais vigoureuse qui va bien au-delà du cosmopolitisme et de l’universalisme qui sont parties intégrantes de la culture française. Sutherland associe la libre circulation des capitaux à celle des hommes. La libre circulation au nom des droits de l’homme, comme principe universel. Pour Sutherland, tout argument contre la globalisation est « moralement indéfendable », il appelle selon ses propres mots l’Union européenne « à faire de son mieux […] pour détruire l’homogénéité interne des nations européennes ». C’est bien lui qui demanda expressément à l’Allemagne, dont la gestion des retraites confiée aux marchés financiers est plus que problématique, de recevoir un million de réfugiés par an au cours des 30 prochaines années.
Ni de droite ni de gauche mais libéral
Sutherland était-il de droite, était-il de gauche ? On se pose de moins en moins la question… car elle est inopérante ? Non elle est avant tout trop complexe pour beaucoup. C’était un libéral, notion plutôt de gauche mais reprise depuis longtemps par la droite économique. C’était un libertaire, notion plutôt de gauche mais reprise également par une droite économique qui ne cesse également de vouloir prouver son progressisme. C’était un libéral-libertaire, c’est-à-dire que pour lui rien ne doit s’opposer à la liberté individuelle. Cette idéologie balaie tous les grands partis politiques et ce qu’ils sont censés combattre. La finance, ennemie de la gauche jusqu’à ce qu’elle parvienne au pouvoir. L’identité culturelle, défendue par la droite jusqu’à ce qu’elle parvienne au pouvoir.
Il se situait sur la même ligne de combat que George Soros, personnage tout aussi « florentin » mais plus connu du grand public grâce à sa très active Open Society Foundations (dont l’intitulé utilise le concept de société ouverte de Karl Popper) qui finance pléthore de programmes au sein des Nations Unies et de l’Union européenne. Il est difficile de mentionner George Soros, ce généreux milliardaire « de gauche » sans être immédiatement raillé, taxé de complotiste et d’antisémite. L’argument est éculé. L’homme d’affaire américain d’origine hongroise, détenteur d’une fortune estimée à 25 milliards de dollars (classement Forbes), virtuose de la spéculation financière, connu comme l’homme qui fit sauter la banque d’Angleterre en spéculant à la baisse sur la livre sterling, multiplie les activités « philanthropiques » à forte teneur idéologique : création de l’Université d’Europe centrale au moment de la chute du mur (il est persona non grata dans plusieurs pays d’Europe de l’Est à forte tendance souverainiste qui lui reprochent de vouloir créer de toute pièces des « sociétés sans identité »), il soutient les manifestations Euromaidan de Kiev en 2013 mais également… les No Borders et finance des études sur la discrimination, l’islamophobie et le racisme d’État en France.
La migration, la question taboue, ne doit pas être un sujet politique mais uniquement de droit individuel
Sur le sujet migratoire, tout n’est depuis longtemps que vaste malentendu et confusion. Les hommes politiques de gauche refusent d’en faire un sujet politique et ceux de droite ont le plus souvent des comportements plutôt erratiques sur le sujet. Nicolas Sarkozy, en campagne électorale en 2007, fustige « l’immigration subie » puis augmente de 80 % les titres de séjour (par rapport à 2000) et de 60 % l’immigration professionnelle entre 2007 et 2010. Il est difficile de trouver ce qui a été négocié en retour. En réalité les libéraux de gauche comme de droite sont ralliés à une immigration voulue depuis quelques décennies par les thuriféraires de la gouvernance mondiale à laquelle ils prêtent une allégeance plus ou moins implicite mais nécessaire à leur carrière.
L’immigration est un sujet dont on ne parle pas dans les diners en ville, le seul mot suffit à l’ostracisation. Cet impensé est autant fustigé ou idéalisée qu’en réalité instrumentalisé. Peut-on réellement ne l’envisager que comme un projet humaniste issu du respect des droits de l’homme ? Selon les néo-libéraux, la circulation libre des hommes permet la constitution d’une masse prolétarienne importante, ce qui permet de peser à la baisse sur les salaires et les droits sociaux. L’hétérogénéisation de cette masse la rend donc plus aisément contrôlable qu’un peuple lié par des liens culturels, associatifs et syndicaux… tout en réconciliant la droite libérale et la gauche libérale. Conséquemment, de gouvernements de gauche en gouvernement de droite, l’immigration de masse s’est progressivement installée en France comme en Europe, entrainant avec elle, que l’on soit pour ou contre, les tourments identitaires et sécuritaires qu’il nous est sommé d’ignorer.
Cependant pour Sutherland et Soros, ce n’était que le début d’un processus, bien trop timide encore, d’unification du monde au service d’une économie mondialisée devenue surpuissante. L’influence de cette idéologie est aujourd’hui capitale, incontournable. En 2008, à rebours de son électorat, Nicolas Sarkozy finit par reproduire fidèlement leurs éléments de langage au cours de son discours d’ouverture de la conférence « Égalité des chances et diversité »1. Il s’agit de : « […] relever le défi du métissage que nous adresse le XXIème siècle […] La France l’a toujours connu, en le relevant, elle est fidèle à son histoire […] la consanguinité a toujours accéléré la fin des civilisations et sociétés […] la France a toujours été au cours des siècles métissée […] c’est la dernière chance, si ce volontarisme ne fonctionnait pas il faudra que la République passe à des méthodes plus contraignantes, ce n’est pas un choix, c’est une obligation, un impératif, on ne peut pas faire autrement, au risque de se trouver confrontés à des problèmes considérables, nous devons changer alors nous allons changer ».
Les États-nations oui… pourvu qu’ils ne soient pas souverains
Il s’agit donc depuis quelques décennies de communiquer ces injonctions de façon appropriée aux électeurs car malheureusement il faut encore en passer par le suffrage universel et donc l’opinion publique. Cela s’avère pénible mais finalement pas si ardu. Car idéologiquement, la chose est difficilement discutable dès qu’il s’agit de droit de l’homme. Feu Peter Sutherland n’était pas un tiède, il aimait que les choses aillent vite et fort. Il s’agit d’enjamber l’État-nation. Il s’agit d’éradiquer le politique et de passer à un gouvernement technique enchâssé de droit individuel. Passé par la Commission européenne et l’OMC, il est rapidement le bienvenu au sein des Nations Unies mais également, là où on l’attendait moins, au Vatican.
Les Nations Unies l’ont longtemps courtisé. Après la proposition de Kofi Annan (alors Secrétaire général des Nations Unies) de diriger le Haut-Commissariat aux réfugiés, il finit par accepter celle de conseiller spécial pour… les migrations et le développement international et lance le Forum global pour les migrations et le développement des Nations Unies, en 2006. Dans un rapport intitulé « Migration de remplacement »2, l’ONU préconise un « compromis réciproque » entre culture des sociétés d’accueil et celle des migrants, privilégiant l’inclusion à l’assimilation. Lors de la crise des migrants de 2015, Sutherland s’infiltre immédiatement dans la brèche. L’échange entre Ban Ki-moon et Sutherland, ou plutôt le monologue de ce dernier est retranscrit tel quel sur le site des Nations Unies : « […] je demande aux gouvernements de coopérer, de reconnaitre que la souveraineté est une illusion – une illusion absolue que nous devons laisser derrière nous. Les jours où nous nous cachions derrière des frontières et des barrières sont terminés depuis longtemps. Nous devons travailler et coopérer à construire un monde meilleur. Cela signifie s’attaquer à ces vieux schibboleths3, à ces vieilles mémoires historiques et images de votre pays et reconnaitre que nous faisons partie de l’humanité ». Étonnant des Nations dites Unies qui prônent leur propre démantèlement ? C’est ainsi que les Nations Unies, et particulièrement l’Unesco, sont passés du concept de diversité culturelle à celui de multiculturalisme. Quant aux « vieilles mémoires historiques », elles font partie des « quatre vieilleries » de la révolution culturelle chinoise à éradiquer par tous les moyens. Nous y reviendrons.
Construire un monde meilleur, nous dit Sutherland … mais où ? Le Washington Post du 29 août 2015 annonçait que les budgets onusiens pour les réfugiés syriens qui vivaient dans les camps du Moyen-Orient avaient été réduits de moitié. Pourquoi fait-on si peu pour que ces derniers puissent survivre dans leur région, dans des lieux protégés par les forces internationales ? Étrange lorsque l’on sait les millions que l’organisation ou ses agences peuvent lever sur des aides bilatérales. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime que deux tiers des réfugiés au Liban et en Jordanie vivent dans une pauvreté absolue et que 750 000 enfants sont privés d’école. Les réfugiés interrogés affirment qu’ils n’ont d’autre choix que de partir vers l’Europe…
Pendant une dizaine d’années, Peter Sutherland a également été conseiller pour la réforme de l’administration et des finances du Vatican. Mc Kinsey, KPMG, Ernst & Young et Promontory Financial Group participent à l’audit du petit État depuis plusieurs années. Accepterait-on, en France, de voir la Cour des comptes remplacée par des cabinets privés4 ?
Chris Patten, le dernier gouverneur de Hong Kong était chargé de réformer les médias du Vatican. Patten, membre de la Trilatérale, co-préside l’International Crisis Group initié par George Soros et financé par Mc Kinsey, la Fondation Rockefeller, l’Union européenne, Shell et British Petroleum. L’ONG, dont le but ambitieux est de prévenir et résoudre les conflits, défend le concept néoconservateur de “guerre juste” et est proche des intérêts de l’OTAN.
Sutherland a également été nommé à la tête de l’ICMC (Commission internationale catholique sur les migrations) et peut professer en toute bonne foi que « ce thème des migrations a permis de rappeler la relation fondamentale entre l’Église et les principes fondamentaux de la dignité de l’être humain et de l’égalité entre tous les hommes ». Le Pape François tance l’Europe sur la question des migrants. On a pu suivre Jean-François Colosimo5 quand il écrit en 2016 que le Pape est le plus subtil d’entre nous puisqu’il refuse de jouer le jeu des guerres de religion en ne ramenant que des familles syriennes musulmanes et en évitant de pratiquer une diversité onusienne, élégante et tolérante. Fin août 2017, le théocrate du Vatican a imposé ces fameux 21 points qui passent très mal même auprès des plus fidèles de ses fidèles. 21 injonctions à l’accueil sans restriction et un plaidoyer pour faire passer la sécurité nationale après la sécurité personnelle du migrant, trois jours après les attentats de Barcelone. Bienvenue en Absurdie : n’est-il pas également question de sécurité personnelle quand il s’agit de sécurité nationale ? Le chef spirituel occidental appelle également à minimiser l’assimilation et à privilégier l’identité culturelle des arrivants. Au-delà d’un irénisme confondant, cette confusion entre le spirituel et le temporel laisse perplexe, surtout à l’aune de l’omniprésence de Sutherland dans la cité vaticane. Devant tant de confusion, il est presque perturbant de relire Benoît XVI, beaucoup moins médiatique et « libéral-compatible », nous suggérer qu’« avant même le droit d’émigrer, il faut réaffirmer le droit de ne pas émigrer, c’est-à-dire d’être en condition de demeurer sur sa propre terre » et Jean-Paul II considérer que « le droit primordial de l’homme est de vivre dans sa patrie ». Ces mots paraissent sortis d’une époque lointaine et révolue, reléguée aux « vieilleries » de l’Histoire.
Mao et « les quatre vieilleries »
Une vraie révolution culturelle en somme. Une fois débarrassée des « quatre vieilleries » fustigées par Mao, l’humanité trouvera enfin son essor. C’est bien les « vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et enfin les vieilles habitudes » dénoncées avec virulence par le leader de la révolution chinoise auxquelles notre ami Sutherland nous a demandé de renoncer ? Voici l’aboutissement de la version occidentale du maoïsme : passée grossièrement au shaker avec une louche de libertarisme foucaldien6 subverti aux intérêts libéraux. Remarquable plasticité intellectuelle… Le contrat comme unique lien social, l’individualisme érigé en norme contre l’État (qui se doit de redistribuer pour contrer les effets délétères de leur politique mais de demeurer faible sur la régulation économique et le régalien) et l’anti-culturalisme. Bon nombre d’intellectuels français qui modèlent la vie idéologique française depuis quelques décennies sont issues du maoïsme (dit mao-spontex, sorte de syncrétisme du marxisme et du projet libertaire) ainsi que bon nombre de ceux qui régissent la vie économique. Après la Commission européenne, José Manuel Barroso, président des étudiants maoïstes dans sa jeunesse au Portugal, travaille aujourd’hui chez Goldman Sachs. Denis Kessler, ex-vice-président du Medef et en charge de la « refondation sociale » [sic] du Medef, François Ewald son compagnon de lutte, disciple de Foucauld, ont œuvré l’un et l’autre pour « une rénovation idéologique du patronat » qui pense le risque non plus uniquement comme une prérogative de l’entrepreneur justifiant le profit mais en l’étendant à la société tout entière. Encore faudrait-il que cette société en soit avertie, consciente et consentante. Encore faudrait-il que le risque soit réellement pris du côté du patronat et des banques, assez prompts à nationaliser leurs pertes.
Pour Sutherland, la globalisation a sorti beaucoup de gens d’une pauvreté « abjecte ». C’est un argument. Seulement, citons Hubert Vedrine par exemple : « La mondialisation récente a créé des milliardaires à foison et sorti des centaines de millions de paysans (en général asiatiques) de l’extrême pauvreté, mais au prix d’un accroissement faramineux des inégalités de plus en plus insupportable ». Et d’un appauvrissement de la classe moyenne occidentale. Pour Sutherland, « les migrants ont une meilleure contribution fiscale qu’ils ne coûtent à l’État, une contribution nette positive pour l’économie, des taux de chômage plus bas […] un plus grand intérêt envers l’éducation, des plus bas taux de criminalité ou de fraude à la sécurité sociale ».
Pour avoir une idée du bien-fondé des prédictions de Sutherland, rappelons qu’en 2012 il avait également déploré que l’Europe n’ait pas profité, avec les révolutions arabes, de cette opportunité historique de lier les deux côtés de la Méditerranée…
On a le droit de vouloir changer de société. Mais alors il faut le dire clairement. Et non travestir ceux qui rechignent à rentrer dans le rang d’un progressisme libéral radicalisé en zombies racistes, réactionnaires et complotistes, trois accusations considérées comme les plus indignes du XXIème siècle. Un projet idéologique de société au nom de l’humanisme, du déjà vu ? Oui, mais ce projet-là est plus pernicieux car il se fait au nom des droits de l’homme, du droit individuel et du progressisme. Il n’y a pas de révolution, pas de goulags pas de morts (enfin peu). Au pire, un ostracisme social. Encore une fois, pour Sutherland, tout argument contre la globalisation est « moralement » indéfendable.
Sutherland a donc pu continuer calmement à asséner que « l’Europe doit faire de son mieux pour minorer l’homogénéité de ses États membres car la prospérité future de ses membres dépend du fait qu’ils deviennent multiculturels […] c’est une dynamique cruciale pour la prospérité économique même si c’est difficile à comprendre [sic] ». En effet, comme nous l’avons évoqué, la culture est un obstacle aux flux mais c’est uniquement par le prisme de la morale que le projet nous est présenté et évidemment non comme un projet d’anéantissement culturel, de chasse au « shibboleth ».
Le monde est leur terrain de jeu. Seulement Sutherland et ses camarades ont été trop « malins » et trop manichéens pour être vraiment intelligents, ils pensent jouer au Monopoly alors qu’ils jouent un jeu d’échec dont ils maitrisent en définitive mal les règles car ils veulent gagner trop vite, sans se préoccuper des stratégies souterraines et des schémas mentaux des autres joueurs. Ils ont oublié que le monde est infiniment complexe et que si on éradique le passé d’un revers de main, il revient vous gifler des deux mains de l’adversaire. Toutes les civilisations ne sont peut-être pas réellement prêtes à jouer la cérémonie des adieux à un moment où l’opposition droite-gauche laisse la place à une confrontation entre les tenants du progressisme libéral mondialisé et ceux, que l’on taxera de conservateurs ou de populistes, pour qui l’hors-sol et la désincarnation culturelle ne peuvent constituer un avenir enviable. Désincarnation culturelle, cela reste abstrait ? Allez… un ou deux exemples parmi tant d’autres. Un collègue tunisien me disait récemment qu’il se sent maintenant en Tunisie comme n’importe où sur la planète, camps de vacances, parcs aquatique, parcs d’attraction « happy land ». 7ème arrondissement, Champ de Mars, autrefois haut lieu d’une bourgeoisie traditionnelle ringardisée. Il s’agit aujourd’hui de contourner le plus rapidement possible la marée humaine qui déborde autour de la tour Eiffel, désormais ceinte d’un double mur de verres pare-balles dont le but anti-terroriste affiché ressemble davantage à une privatisation de la tour. On pourra croiser des femmes en hijab/burka, sac de marque, portable or et rubis à la main, puis des « jeunes » en survêt et fausse besace Vuitton en bandoulière, earphone à l’oreille, jurant sur la Mecque à Yusuf que le type dont il parle est un kouffar, un rickshaw aux couleurs criardes, non homologué, passe, conduit par un Moldave transportant quelques touristes chinois, « son » à fond. La circulation piétonne est empêchée par une infinité de « nappes » déployées par des Subsahariens vendant des tours Eiffel fabriquées en Chine autour de 70 euros pièce. Arrivé avenue Rapp, on peut constater la fermeture récente de nombreux commerces de proximité et l’ouverture de sandwicheries ou magasins de souvenirs, tenus par des Albanais, Pakistanais, Tamoul, aux enseignes en plastique de couleur fushia ou vert pomme déployant sur le trottoir une avalanche de tee-shirt Fly Emirates et autres objets dont on n’a pas le droit d’évoquer la laideur (nommer le beau ou le laid, c’est ringard). C’est donc cela le grand tout, l’humanité réconciliée, la diversité heureuse promise ? Au nom de la diversité et de la morale, c’est bien plutôt l’uniformité mondialisée, le plus pauvre dénominateur commun culturel au service de l’économie mondialisée que l’on nous a imposé.
Ce que représente Peter Sutherland constitue une partie importante de l’impensée des réflexions politiques contemporaines qui très souvent ne souhaitent pas s’écarter du cercle de la raison européenne et en même temps croient encore à un projet national indépendant, multipliant ainsi les bugs cognitifs. À droite, la bourgeoisie somnambule a rallié Emmanuel Macron tout en déplorant le wokisme du nouveau ministre de l’Éducation et l’islamisation. À gauche on prône une révolution populaire abstraite inefficace par un rapport ambigu à la globalisation et à la promotion d’un Autre idéalisé.
Récemment, une conversation avec un énarque conservateur pour qui toute remise en question du néolibéralisme, sujet « gauchiste », mène à l’impasse : après avoir voté Pécresse, son ralliement à EM se fait dans l’espoir toujours renouvelé d’une prise en compte de l’immigration et de la dette. Un retour en Ouigo Montpellier-Paris, mon voisin écoute Thinkerview, une des chaines YouTube écoutées par les « contestataires », une conversation à bâton rompu commence et dure tout le trajet. Il a saisi beaucoup d’enjeux français, européens et géopolitiques grâce à une insatiable curiosité. Il a 30 ans, il est fonctionnaire de catégorie C à la préfecture de police et détient un CAP bâtiment. « L’imbécile est d’abord un être d’habitude et de parti pris »7 disait Bernanos.
Kristin Massa
1 Discours à Polytechnique, Palaiseau. Décembre 2008.
2 Rapport de l’ONU, 21 mars 2000.
3 Schibboleths : mot d’origine hébraïque qui signifie un mot ou une expression dont la caractéristique culturelle est reconnaissable immédiatement.
4 J’avais écrit la première version de cet article en 2016, à cette époque j’avais fini ce paragraphe par ce que je pensais être une provocation.
5 Le Pape François et les réfugiés musulmans : derrière la provocation, une posture prophétique. Jean-François Colosimo, FigaroVox, 16 avril 2016.
6 Une sociologie foucaldienne du néolibéralisme est-elle possible ? érudit.org (Michel Foucault)
7 George Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, 1938.
C’est, en effet, tout à fait, ce que nous sommes en train de vivre !