Alan Kleden : L’illusion universaliste et la revanche des nations

Introduction

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique étrangère des États-Unis s’est structurée autour d’une idéologie universaliste promouvant des principes réputés émancipateurs tels que la démocratie représentative, l’économie de marché, les droits individuels et la coopération multilatérale. Cette orientation, consolidée durant la Guerre froide, a progressivement intégré une logique impérialiste douce dans laquelle l’aide aux autres nations se justifiait par une forme d’intérêt bien compris, fondée sur la croyance en la convergence des systèmes. Une oligarchie occidentale dominante, à la fois politique, économique et médiatique, s’est constituée comme le vecteur de cette universalisation supposée bénéfique, érigée en norme de civilisation.

Cependant, l’élection de Donald Trump à la fin de 2024 marque une rupture significative avec ce paradigme. Cette inflexion ne relève ni d’un accident de l’histoire ni d’une anomalie passagère mais traduit le retour d’une structure politique et géopolitique plus ancienne, fondée non sur l’universalité des valeurs mais sur les ressorts fondamentaux de la psychologie sociale humaine : l’endofavoritisme, défini comme la préférence pour les membres de son propre groupe, et l’exodéfavoritisme, caractérisé par la suspicion ou le rejet à l’égard des groupes extérieurs. Cette dynamique n’est pas liée à une stratégie électorale ou à un style communicationnel mais reflète une réorientation profonde des objectifs et des modalités d’action étatique.

Ce basculement doit être analysé comme l’expression contemporaine d’un retour à une forme d’organisation politique archaïque mais persistante, où la priorité est donnée à la protection du groupe d’appartenance, à la redéfinition des alliances sur une base strictement utilitaire et à la méfiance envers toute forme de tutelle idéologique ou institutionnelle extérieure. L’approche adoptée ici consiste à examiner cette mutation en tant que phénomène structurel, en l’inscrivant dans une perspective longue des logiques de domination, d’allégeance et de rivalité.

L’analyse proposée s’appuiera notamment sur les lectures géostratégiques récentes du trumpisme, telles que celle formulée par Éric Méchoulan, ainsi que sur des cadres théoriques issus des sciences politiques et de la psychologie sociale afin de situer cette dynamique dans un champ interprétatif plus large. Dans une entrevue[1] sur la chaîne Mosaïque, Éric Méchoulan pose les bases d’une thèse que nous adoptons ici : « Personnellement, […] j’ai plutôt le sentiment qu’il y a une stratégie […] très construite derrière ». Ainsi, le philosophe écarte d’emblée l’idée simpliste selon laquelle Trump serait un agent de Poutine ou serait tenu par quelques chantages. Il note qu’il n’y a pas de preuve à ce sujet, « le FBI en a cherché et n’en a pas trouvé. » En revanche, il constate que le président américain élu en novembre 2024 est la figure de proue d’un collectif en tant que représentant de la volonté populaire américaine, disposant d’une stratégie légitimée par cette volonté. Dans ce cadre, pour Méchoulan, il est difficile de l’affubler du qualificatif d’autocrate solitaire.

L’objectif de cet article est donc d’explorer les transformations en cours de la doctrine géopolitique américaine, en montrant qu’elles ne relèvent ni d’un isolement opportuniste ni d’un repli circonstanciel mais d’une reconfiguration profonde et assumée du rôle des États-Unis dans le monde. Ce changement met fin à l’hégémonie universaliste et inaugure une ère où la politique internationale retrouve les fondements anthropologiques élémentaires de l’appartenance, du rejet et de la rivalité, au détriment de l’idéologie du dépassement.

1. Déclin de la logique impérialiste universaliste

1.1. Un impérialisme sans visage : les traits de l’universalisme libéral

L’expansion géopolitique des États-Unis après 1945 s’est opérée sous le signe d’un impérialisme d’un genre nouveau : un impérialisme sans conquête territoriale directe mais fondé sur la diffusion de normes politiques, juridiques et économiques présentées comme universellement désirables. À travers la promotion des droits individuels, du libre-échange, du multilatéralisme et de la démocratie représentative, ce modèle s’est progressivement constitué en idéal régulateur implicite de l’ordre international.

Cette configuration a été portée par des institutions transnationales (ONU, FMI, OMC), des traités commerciaux multilatéraux, des interventions humanitaires et par un appareil médiatique et universitaire globalisé chargé de naturaliser ce cadre de valeurs. La spécificité de cet impérialisme résidait dans sa prétention à l’universalité, prétention qui masquait sa dimension de puissance. L’aide internationale, les droits humains et la promotion de la démocratie ont souvent servi de vecteurs secondaires à des objectifs stratégiques, économiques ou sécuritaires liés aux intérêts propres de la puissance hégémonique.

Loin d’être le produit spontané d’un consensus mondial, cette vision universaliste fut portée par une oligarchie transnationale occidentale, qui, par son contrôle des flux économiques, médiatiques et normatifs, a consolidé son autorité sans apparaître comme telle. Ce pouvoir sans visage, structuré autour d’un cosmopolitisme sélectif, prétendait œuvrer pour le bien commun tout en assurant la reproduction de ses propres privilèges.

1.2. Les failles d’un modèle : guerres, asymétries et ressentiment

Les premières fissures dans cette architecture sont apparues dès la fin du XXe siècle. Les guerres menées au nom des droits de l’homme ou de la démocratie — en Irak, en Afghanistan, en Libye — ont révélé les contradictions internes du projet universaliste. Présentées comme des actions de libération, ces interventions ont souvent débouché sur l’instabilité chronique, la fragmentation étatique et l’émergence de formes d’antagonisme durable à l’égard de l’Occident.

En parallèle, la mondialisation économique, sous l’égide de cet impérialisme libéral, a creusé les inégalités à l’intérieur même des nations occidentales. Tandis que les élites transnationales profitaient des délocalisations, des marchés ouverts et de la libre circulation du capital, une part croissante des populations subissait la désindustrialisation, la précarisation du travail et le déclassement symbolique. Ce différentiel d’exposition aux effets de la globalisation a nourri un ressentiment profond, catalysé notamment par les mouvements populistes du début du XXIe siècle.

L’universalité proclamée s’est ainsi heurtée à une pluralité irréductible d’expériences historiques, culturelles et sociales. Ce que certains voyaient comme un progrès irrésistible était perçu ailleurs comme une forme d’homogénéisation contrainte, voire d’ingérence civilisatrice. En somme, l’universalisme libéral a échoué à s’imposer comme matrice d’un ordre mondial stable, révélant son caractère situé, idéologique et profondément asymétrique. Cette critique rejoint les thèses formulées par Samuel Huntington, pour qui la logique universaliste occidentale ne pouvait que se heurter à la résurgence des identités civilisationnelles. Comme il l’écrivait :

Les alignements définis par l’idéologie et les relations entre superpuissances cèdent la place à des alignements définis par la culture et la civilisation. Les frontières politiques sont de plus en plus redessinées pour coïncider avec les frontières culturelles : ethniques, religieuses et civilisationnelles. Les communautés culturelles remplacent les blocs de la Guerre froide, et les lignes de fracture entre les civilisations deviennent les lignes centrales des conflits politiques mondiaux. (Huntington, 1996, p. 125)

1.2.1. Une souffrance invisible : le peuple sacrifié de l’universalisme

Le récit universaliste a masqué un coût interne considérable, supporté silencieusement par les populations endogènes des nations occidentales. L’ouverture des marchés, la fluidité des capitaux et les délocalisations industrielles ont permis l’enrichissement d’une oligarchie transnationale, mais au prix d’un effondrement des structures de production nationales. Cette désindustrialisation, loin d’être une simple réorganisation technique, a déstructuré les fondements matériels d’une autonomie collective : disparition des emplois qualifiés, perte de souveraineté logistique, fragilisation des territoires productifs.

À cette perte matérielle s’est ajoutée une forme d’effacement symbolique : les attachements culturels, les habitudes professionnelles, les appartenances territoriales ont été disqualifiés au profit d’une mobilité valorisée, perçue comme seul horizon désirable. Le peuple productif, assigné à résidence dans un monde dérégulé, s’est retrouvé démuni de reconnaissance, relégué au rang de masse stagnante dans une économie mondialisée. Ce déclassement n’est pas seulement économique, il est ontologique : il affecte la capacité à se percevoir comme sujet collectif actif.

L’universalisme a ainsi produit, à l’intérieur même de ses bastions, une fracture durable. Ceux qui en ont supporté le coût — matériel, psychologique, politique — sont aujourd’hui les vecteurs d’une demande de recentrage, non pas fondée sur un repli pathologique, mais sur une revendication de réparation et de dignité. Le retour des logiques endogènes exprime cette volonté d’en finir avec une dynamique où le centre de gravité des bénéfices était systématiquement déplacé hors du cadre national, tandis que les sacrifices étaient absorbés par la base sociale. Cette fracture correspond à ce que John J. Mearsheimer désigne comme l’aveuglement du libéralisme à l’égard de la nature profondément sociale des individus et des groupes. Dans The Great Delusion, il écrit :

L’un des défauts majeurs du libéralisme est qu’il considère les individus à l’intérieur d’un État comme des entités atomisées, alors qu’ils sont fondamentalement des êtres sociaux. […] Les États sont des acteurs politiques autonomes, centrés sur eux-mêmes. C’est exactement ainsi que le réalisme conçoit les États, ce qui explique pourquoi, même lorsqu’ils agissent selon les principes libéraux, ils finissent par se conformer à une logique d’équilibre des puissances. (Mearsheimer, 2018)

1.3. La crise de légitimation des élites globalistes

À cette fragilisation du modèle s’est ajoutée une crise de légitimation des élites qui en étaient les garantes. Comme l’a analysé Christopher Lasch, ces élites ont peu à peu rompu le lien avec les populations dont elles prétendaient représenter les intérêts, se repliant dans des espaces de pouvoir autonomes (centres urbains, institutions supranationales, réseaux économiques) détachés des réalités vécues par la majorité. Dans La révolte des élites, Lasch résume cette rupture en notant la posture paradoxale de ces groupes dominants :

[L’élite intellectuelle] prétend combattre toutes les forces établies, pour se ranger aux côtés des minorités opprimées exclues du “canon” universitaire, mais il est important de bien voir la condescendance avec laquelle elle considère non seulement le public extérieur à l’université, mais aussi les minorités au nom desquelles elle feint de parler. (Lasch, 1994)

L’universalisme s’est alors figé en doctrine d’exception, devenue l’apanage d’une caste en déconnexion avec les affects collectifs, les appartenances culturelles et les dynamiques territoriales. Cette analyse trouve un écho chez Stephen Walt, qui attribue le déclin de la primauté américaine à la persistance d’une stratégie internationaliste menée par une élite aveuglée par ses « bonnes intentions ». Il souligne, dans The Hell of Good Intention, que ce cosmopolitisme normatif a échoué à préserver les intérêts réels de la nation, tout en provoquant un déséquilibre structurel dans la perception du rôle des États-Unis. Walt dénonçait ainsi l’approche étasunienne :

Au lieu de poursuivre une stratégie d’envergure plus sobre, les dirigeants américains ont opté pour l’hégémonie libérale, car la communauté des politiques étrangères estimait que la diffusion des valeurs libérales était à la fois essentielle et facile à mettre en œuvre pour la sécurité des États-Unis. Ils ont convaincu les citoyens ordinaires de soutenir ce programme ambitieux en exagérant les dangers internationaux, en surestimant les bénéfices attendus de l’hégémonie libérale et en dissimulant ses véritables coûts. (Walt, 2018)

La critique de cet universalisme n’est donc pas seulement géopolitique : elle est aussi sociale, culturelle et affective. Le rejet de l’idéologie impérialiste libérale s’inscrit dans une réaffirmation des formes d’appartenance locales, nationales, religieuses ou identitaires qui avaient été disqualifiées comme archaïques ou rétrogrades. Cette revalorisation de l’enracinement, sous ses formes les plus diverses, prépare le terrain à une transformation profonde des équilibres géopolitiques.

L’émergence de figures politiques comme Donald Trump ne constitue dès lors pas un épiphénomène, mais un symptôme structurant de la recomposition en cours. Son discours ne fait que révéler, sous une forme brutale mais lisible, le reflux de l’universalisme comme horizon partagé et la montée en puissance d’un ordre fondé sur l’endogénéité, la sélection des partenaires, et la désolidarisation des trajectoires.

2. Retour à une structure archaïque classique

2.1. Endofavoritisme et exodéfavoritisme : les fondements sociaux d’une reconfiguration

Loin de constituer des dérives conjoncturelles, les phénomènes d’endofavoritisme (préférence spontanée pour les membres du groupe d’appartenance) et d’exodéfavoritisme (dévalorisation ou méfiance envers les groupes extérieurs) relèvent de structures profondes de la cognition sociale humaine. Ces tendances, largement documentées par la psychologie sociale, notamment dans les travaux sur les biais de groupe et les dynamiques intergroupes, s’ancrent dans des mécanismes évolutifs de protection, de cohésion et de hiérarchisation.

La modernité politique avait, dans ses versions universalistes, tenté de contenir ou de sublimer ces inclinations en construisant des abstractions normatives dépassant les appartenances premières (citoyenneté républicaine, droit international, humanisme). Toutefois, ces dispositifs normatifs demeuraient structurellement vulnérables aux retours du refoulé identitaire, notamment lorsque les formes d’appartenance concrète (langue, sol, mémoire collective) venaient à être perçues comme menacées par des processus de mondialisation homogénéisante ou de dilution symbolique.

L’émergence d’un ordre géopolitique fondé sur l’endofavoritisme correspond ainsi moins à une dérive qu’à un retour à des formes de régulation sociale que l’on peut qualifier d’archaïques au sens anthropologique, c’est-à-dire fondées sur la distinction stable entre dedans et dehors, entre « nous » et « eux », entre alliés fonctionnels et extérieurs interchangeables. Il s’agit d’une réactivation de principes structurants que l’universalisme libéral avait tenté de marginaliser, mais sans jamais les effacer. Cette distinction spatiale et politique entre l’intérieur protégé et l’extérieur exposé rappelle la conceptualisation du Grossraum (Grand espace) chez Carl Schmitt, pour qui toute souveraineté s’articule autour d’un espace cohérent, défini par ses propres normes et opposable à toute prétention universaliste. Dans Le Nomos de la Terre, (Schmitt, 1950) montre que l’ordre juridique international repose historiquement sur des espaces hiérarchisés, et non sur une égalité abstraite entre entités.

2.2. Donald Trump comme catalyseur de ce retournement

L’administration Trump n’a pas inventé ce mouvement, mais elle en a formulé une expression cohérente, lisible et assumée, en réorientant les principes directeurs de la politique étrangère américaine. Ce recentrage ne procède pas d’un isolement naïf, mais d’une redéfinition systématique des relations internationales selon un critère fondamentalement transactionnel. Chaque alliance, chaque engagement, chaque traité est désormais évalué non selon un idéal d’équilibre global ou de stabilité universelle, mais selon l’intérêt national immédiat, interprété comme un bénéfice différentiel concret pour le groupe d’appartenance — en l’occurrence, le peuple américain selon les représentations dominantes au sein de l’électorat républicain.

Dans cette logique, les alliances sont réversibles, les engagements conditionnels, les obligations morales obsolètes. La stratégie n’est plus universaliste mais particulariste, orientée par une logique de tri sélectif des partenaires : les forts sont respectés s’ils peuvent être utiles, les faibles abandonnés s’ils deviennent coûteux. Ce n’est plus la promotion d’un ordre libéral mondial qui guide l’action, mais la préservation d’un noyau national face à la compétition des puissances.

Le discours trumpien, loin d’être incohérent ou erratique comme certains commentateurs l’ont prétendu, s’inscrit dans une matrice claire : la protection du groupe, la restauration d’une autonomie stratégique, la suppression des coûts d’un impérialisme sans retour. La lecture d’Éric Méchoulan sur ce point est éclairante : elle montre que Trump ne joue pas un rôle individuel, mais incarne un changement structurel, en tant que représentant d’une volonté collective de recentrement.

2.3. Une géopolitique des affinités transactionnelles

Ce retour aux logiques de différenciation endo/exo se manifeste avec clarté dans les reconfigurations stratégiques opérées durant la présidence Trump. La Russie, longtemps considérée comme un ennemi idéologique, est redéfinie en fonction de sa potentialité de contrepoids à la Chine. L’Europe, autrefois espace de solidarité post-guerre froide, est perçue comme un concurrent commercial devenu inutilement coûteux. La Chine, rivale systémique, est ciblée non par des invectives idéologiques, mais par des mesures économiques coercitives visant à restaurer l’indépendance productive américaine.

Dans cette perspective, l’alliance avec Israël n’est plus portée par un récit commun de valeurs partagées, mais par la capacité d’Israël à fournir un avantage stratégique dans une région instable. La vassalité décrite par Méchoulan repose sur une logique de service rendu, et non sur une fidélité idéologique. Ce modèle de relation asymétrique est transférable à d’autres contextes : la coopération n’a de valeur que tant qu’elle génère un bénéfice mesurable, immédiat et exclusif pour le groupe de référence.

Ainsi se dessine une cartographie du monde non plus normative mais utilitaire, dans laquelle la sélection des alliances repose sur la convergence ponctuelle d’intérêts matériels, et non sur la permanence de valeurs abstraites. L’ordre international n’est plus pensé comme un système, mais comme une série de rapports bilatéraux conditionnels, révisables à tout moment. Ce mode d’organisation s’avère congruent avec les tendances affectivo-cognitives des groupes humains soumis à des conditions d’incertitude : se recentrer, se protéger, externaliser le risque. Cette logique s’inscrit dans un cadre géopolitique décrit par Robert D. Kaplan, pour qui les rapports de force internationaux sont toujours contraints par la géographie. Dans The Revenge of Geography, il rappelle que :

La géographie est la toile de fond de l’histoire humaine elle-même. Malgré les distorsions cartographiques, elle peut être aussi révélatrice des intentions à long terme d’un gouvernement que ses conseils secrets.10 La position d’un État sur la carte est le premier élément qui le définit, plus que sa philosophie de gouvernance. Une carte, explique Halford Mackinder, transmet « d’un seul coup d’œil toute une série de généralisations ». La géographie, poursuit-il, comble le fossé entre les arts et les sciences, reliant l’étude de l’histoire et de la culture aux facteurs environnementaux, parfois négligés par les spécialistes des sciences humaines. (Kaplan, 2012)

3. Conséquences et enjeux pour le futur ordre international

3.1. Déstabilisation des alliances historiques et montée des incertitudes stratégiques

L’abandon progressif de l’universalisme libéral au profit d’un ordre fondé sur l’endofavoritisme redéfinit radicalement la structure des alliances héritées de la Guerre froide. Les partenaires traditionnels des États-Unis — notamment les pays européens, le Japon ou la Corée du Sud — se trouvent désormais confrontés à une incertitude structurelle : leur sécurité ou leur prospérité ne relève plus d’un engagement de principe, mais d’un calcul de rentabilité stratégique, révisable à tout moment.

Cette requalification des liens transatlantiques ou transpacifiques introduit une volatilité inédite dans la gestion des conflits latents. En Europe, le recul relatif de la garantie américaine renforce les débats internes sur l’autonomie stratégique, tout en laissant apparaître une vulnérabilité accrue face aux pressions extérieures (Russie, Chine). Dans le Pacifique, la situation de Taïwan devient emblématique d’un nouveau type de risque : celui d’un partenaire stratégique dont la valeur dépend moins d’une obligation morale que de son poids dans les chaînes de production globales (notamment dans le secteur des semi-conducteurs).

Ce réagencement brouille les grilles de lecture classiques : les anciennes solidarités idéologiques s’effacent, remplacées par des configurations mouvantes où prévaut la convergence d’intérêts à court terme. Le système d’alliances hérité de l’après-1945, pensé comme une architecture durable, se transforme en un marché géopolitique d’ajustements bilatéraux.

3.2. Réouverture des conflits gelés et retour des puissances régionales

Dans ce contexte de désengagement américain, certaines puissances régionales voient s’ouvrir des marges d’action nouvelles. Le retrait progressif des États-Unis d’un rôle de stabilisateur global ouvre un espace pour des recompositions locales parfois conflictuelles. En Asie centrale, au Proche-Orient, en Afrique de l’Ouest, la diminution du filet de sécurité occidental favorise l’émergence de nouvelles ambitions, parfois concurrentes, parfois opportunistes.

La Russie, bien que fragilisée sur le plan militaire, conserve une capacité d’influence diplomatique et énergétique, notamment dans les zones de friction stratégique. Cette capacité ne se déploie plus dans un cadre idéologique, mais dans une logique d’opportunité, s’appuyant sur des leviers tels que l’approvisionnement énergétique, les interdépendances sécuritaires régionales et les réseaux d’alliances flexibles. La Chine, dans une logique d’expansion non idéologique mais techno-économique, investit les interstices laissés vacants par le repli américain. L’Iran, la Turquie ou encore l’Inde s’affirment comme des acteurs disposant d’un degré accru d’autonomie stratégique, que ne contrebalance plus un ordre normatif global stabilisé.

Le retrait de la puissance hégémonique agit donc comme un facteur de libération des dynamiques centrifuges. La conséquence immédiate en est la réactivation de tensions longtemps contenues par des équilibres extérieurs. Les conflits gelés, les différends territoriaux, les clivages religieux ou identitaires refont surface, portés par des logiques d’affirmation locale que l’universalisation normative avait temporairement atténuées.

3.3. Les limites systémiques de l’endofavoritisme généralisé

Si l’ordre international fondé sur la distinction entre l’intérieur protégé et l’extérieur négociable semble plus adapté aux ressorts anthropologiques du comportement collectif, il n’en demeure pas moins vulnérable à certaines impasses systémiques. Un monde composé d’acteurs privilégiant exclusivement leurs intérêts immédiats et leurs affiliations internes tend vers une fragmentation croissante du système international, voire vers une forme d’anomie stratégique.

L’endofavoritisme généralisé implique en effet une difficulté structurelle à produire des biens publics globaux (stabilité monétaire, sécurité énergétique, environnement, normes sanitaires, cybersécurité, etc.). La coopération multilatérale, fondée sur la réciprocité et la prévisibilité, devient improbable si chacun agit selon une logique exclusivement utilitaire et opportuniste. De même, la négociation devient instable si les engagements ne sont plus adossés à des principes partagés, mais à des gains ponctuels.

À moyen terme, un tel régime de relations internationales pourrait générer un surcoût permanent de défiance, une accélération des courses aux armements, et une instabilité normative propice à la résurgence d’autoritarismes, y compris à l’intérieur des États. L’illusion d’un ordre durable fondé uniquement sur l’affiliation, la protection du groupe et la transaction bilatérale pourrait ainsi conduire à une entropie croissante des systèmes de régulation collective.

Il n’est pas certain que le modèle d’un monde fragmenté en blocs clos sur eux-mêmes, régis par des logiques d’exclusion stratégique, puisse produire une stabilité durable. Il évoque plutôt une configuration proto-tribale des relations internationales, où la rivalité entre groupes d’appartenance prime sur la mise en œuvre de mécanismes de coopération complexe, pourtant indispensables à la gestion des interdépendances globales contemporaines. Cette structuration renvoie à la conception d’un système international fondamentalement anarchique, telle que formulée par Kenneth Waltz. Dans Theory of International Politics, il écrit :

La première préoccupation des États n’est pas de maximiser leur pouvoir mais de maintenir leur position dans le système. (Waltz, 1979, p. 126)

Conclusion

La dynamique géopolitique contemporaine révèle une inflexion majeure : le reflux de l’universalisme libéral et l’affirmation d’un ordre international structuré par des logiques d’appartenance, de différenciation et d’intérêt sélectif. Les mesures économiques récemment annoncées par l’administration Trump, notamment l’augmentation significative des droits de douane sur les importations chinoises, européennes et mexicaines, illustrent parfaitement cette réorientation. Ces décisions, loin de constituer de simples ajustements techniques, incarnent une rupture fondamentale avec le paradigme du libre-échange et du multilatéralisme qui prévalait jusqu’alors. Elles signalent le passage d’un système commercial fondé sur des règles universelles à un système d’arrangements bilatéraux où priment les rapports de force directs et la protection explicite des intérêts nationaux.

Ce retournement n’est pas une simple contingence électorale liée à la figure de Donald Trump, mais témoigne d’un déplacement plus profond, affectant à la fois la doctrine stratégique américaine et l’architecture normative qui a sous-tendu l’hégémonie occidentale depuis 1945.

La thèse selon laquelle les relations internationales étaient appelées à s’unifier sous l’égide de valeurs partagées — démocratie, droits individuels, libre marché — a progressivement perdu de sa plausibilité face à la résurgence des formes d’organisation fondées sur la distinction entre groupes d’appartenance et groupes extérieurs. Le couple endofavoritisme/exodéfavoritisme, souvent relégué aux marges de la vie politique dans les périodes de stabilité hégémonique, redevient un principe structurant des stratégies étatiques.

L’administration Trump, en ce sens, a agi comme révélateur plutôt que comme cause : en rompant avec les conventions du multilatéralisme post-guerre froide, elle a mis au jour un mouvement de fond vers la réaffirmation des souverainetés, la contractualisation des alliances et la relativisation des engagements idéologiques. Cette mutation n’est pas propre aux États-Unis. Elle affecte l’ensemble du système international, désormais traversé par des logiques concurrentes d’affiliation, de retrait ou de recomposition.

Si ce nouveau régime offre à certains États une autonomie stratégique accrue, il comporte aussi des fragilités : difficulté à produire des régulations collectives, instabilité des partenariats, renforcement des dynamiques de méfiance mutuelle. La substitution du lien normatif par le lien transactionnel engendre une volatilité systémique, où les engagements deviennent réversibles, les alliances révisables, et la coopération conditionnelle.

L’avenir de l’ordre mondial semble dès lors suspendu à une tension durable entre deux principes contradictoires : d’une part, la persistance des interdépendances globales ; d’autre part, la généralisation de comportements affecto-stratégiques fondés sur la clôture, la sélection et la protection du groupe. Les nouvelles barrières douanières américaines incarnent précisément ce paradoxe : elles cherchent à restaurer une souveraineté économique nationale tout en déstabilisant inévitablement un système d’échanges mondialisé dont l’économie américaine reste profondément dépendante. Cette contradiction structurelle – vouloir se protéger d’un système dont on demeure partie intégrante – constitue le défi central de cette transition géopolitique.

Dans ce contexte de reconfiguration des alliances selon des critères purement utilitaires, il est probable que les États-Unis ne tarderont pas à réintégrer la Russie en tant que partenaire commercial stratégique, suivant une logique transactionnelle qui prime désormais sur les considérations idéologiques. Face à ce pragmatisme géopolitique, l’Union européenne, encore largement ancrée dans une vision universaliste et normative des relations internationales, risque de se retrouver marginalisée. Son inertie idéologique pourrait la transformer en victime collatérale de ces réalignements, prise entre les nouvelles alliances américano-russes d’un côté et l’expansion économique chinoise de l’autre, sans avoir adapté ses propres cadres stratégiques à cette nouvelle réalité.

C’est dans cet entre-deux, instable mais révélateur, que s’inscrit la revanche des nations, rendue possible par l’effritement d’une illusion universaliste que les événements récents ont contribué à dissiper. La politique commerciale agressive de l’administration Trump, bien plus qu’une simple négociation tactique, signale l’émergence d’un nouveau langage géopolitique où l’intérêt national immédiat, explicitement formulé, prime sur la fiction d’un horizon universel commun.

Alan Kleden

Bibliographie

Huntington, S. P. (1996). The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Simon & Schuster.

Kaplan, R. D. (2012). The Revenge of Geography: What the Map Tells Us About Coming Conflicts and the Battle Against Fate. Random House.

Lasch, C. (1994). La révolte des élites et la trahison de la démocratie. Climats.

Mearsheimer, J. J. (2018). The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities. Yale University Press.

Schmitt, C. (1950). Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum. PUF (traduction française).

Walt, S. M. (2018). The Hell of Good Intentions: America’s Foreign Policy Elite and the Decline of U.S. Primacy. Farrar, Straus and Giroux.

Waltz, K. N. (1979). Theory of International Politics. McGraw-Hill.


[1] https://youtu.be/DoezsYH7UGI?si=0DJm2kkdoXMRc79W 

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