Le plus grand philosophe et politologue conservateur-libéral espagnol du tournant du XXIe siècle, Dalmacio Negro Pavón (23 décembre 1931- 23 décembre 2024), est décédé d’une insuffisance respiratoire le 23 décembre, à l’âge de 93 ans. Plusieurs dizaines d’articles-hommages ont paru dans la presse espagnole et étrangère, en particulier dans l’ensemble du monde hispanique. On ne peut que le déplorer, mais à ce jour, il n’existe en France qu’un seul livre de ce penseur d’exception : La loi de fer de l’oligarchie. Pourquoi le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple est un leurre (L’Artilleur, 2019). On trouvera, ci-dessous la version française de l’article-hommage de l’historien des idées professeur de l’UNED, Pedro González Cuevas, que nous reproduisons avec l’autorisation de La Gaceta-Ideas. Ce texte constitue aussi une brève introduction à l’auteur et à son oeuvre. A.I.
Récemment décédé, Dalmacio Negro Pavón était l’un des derniers représentants intellectuels du libéral-conservatisme en Espagne. Disciple du grand historien Luis Díez del Corral (1911-1998), Negro Pavón était professeur d’histoire des idées et des formes politiques à l’université Complutense de Madrid, puis au CEU-San Pablo, et membre de l’Académie royale des sciences morales et politiques. Son engagement dans l’histoire de la pensée politique espagnole et européenne a été extrêmement fructueux. Ses travaux sur John Stuart Mill, Thomas Hobbes, Auguste Comte, Leopold von Ranke, Alexis de Tocqueville, Robert Michels, Carl Schmitt et Georg Wilhelm Friedrich Hegel ont fait date. Il est également l’auteur d’ouvrages importants comme La tradición liberal del Estado (La tradition libérale et l’État), El mito del hombre nuevo (Le mythe de l’homme nouveau), Historia de las formas de Estado (Histoire des formes de l’État) Lo que Europa debe al cristianismo (Ce que l’Europe doit au christianisme), La Ley de hierro de la oligarquía (La loi de fer de l’oligarchie), Comte : positivismo y revolución (Comte : positivisme et révolution), Sobre el Estado en España (À propos de l’État en Espagne), etc. En tant que penseur politique, il se situe dans la lignée du réalisme politique, du libéralisme et du conservatisme. C’était aussi un intellectuel ou un spectateur engagé comme l’était Raymond Aron en France. On ne saurait oublier ses critiques acerbes et justes du régime politique espagnol né de la constitution de 1978. Un régime politique transformé en mythe et même, comme diraient les ortéguiens, en « croyance » par les médias et une grande partie de l’intelligentsia espagnole. On a même pu parler à cet égard de la « Sainte Transition ». Mais rien n’était plus faux.
Negro Pavón appartenait à la catégorie des penseurs critiques du système, au même titre que Gonzalo Fernández de la Mora, Rafael Sánchez Ferlosio, Gustavo Bueno, Luis Alberto de Cuenca, Fernando Sánchez Dragó, Ignacio Gómez de Liaño, et bien d’autres encore. On peut d’ailleurs dire que la société espagnole a été témoin d’une véritable « trahison des intellectuels », et pas au sens de Julien Benda. Comme l’a souligné le sociologue Víctor Pérez Díaz, le régime de 1978 a établi une forme d’« oligarchie culturelle », dans laquelle les « leaders exhortatifs », c’est-à-dire au service des partis hégémoniques, ont prédominé sur les « leaders délibératifs » indépendants. Il est significatif que l’une des dernières collaborations de Negro Pavón ait été dans un volume collectif intitulé España o el 78 (L’Espagne ou la Constitution de 1978). En d’autres termes, il s’agissait pour lui de choisir entre l’unité et la survie de l’Espagne en tant que nation et la persistance du régime de 78, deux choses incompatibles.
À partir d’analyses réalistes et conservatrices, Negro Pavón s’est montré très critique à l’égard de la situation politique qui s’est ouverte avec la mort du général Franco et qui s’est cristallisée dans la Constitution de 1978. Il considérait la monarchie de Juan Carlos I comme la deuxième restauration, après celle d’Alfonso XII en 1874. Selon lui, la Constitution de 1978 n’était qu’une « charte octroyée », car lorsque les Cortes l’ont promulguée elles n’étaient pas des Cortes constituantes.
La construction du soi-disant « État des autonomies », dont l’existence est liée aux pires traditions antiétatiques de l’Espagne, telles que l’anarchisme et le fédéralisme, était jugée par lui particulièrement grave. Pour Negro Pavón il n’y avait pas eu à proprement parler d’État en Espagne, jusqu’au régime franquiste. L’État était né dans l’Europe de la Renaissance, s’était constitué avec les guerres de religion du XVIIe siècle, ce que l’Espagne n’avait pas connu. À cela étaient venus s’ajouter les effets de la Reconquête, le modèle antiétatique aragonais choisi par les Rois Catholiques, l’influence déterminante de l’Église catholique, la conversion en Empire, etc. La nation historique existait bien en Espagne, mais pas l’État. Au XVIIIe siècle, la Maison de Bourbon avait réalisé une « étatisation très relative sur le modèle français ». Mais la guerre d’indépendance (1808-1814) avait cependant démontré l’absence d’un véritable appareil d’État. Au XIXe siècle, ni la monarchie d’Isabelle II, ni la restauration canoviste (Antonio Cánovas del Castillo, 1828-1897, avait été plusieurs fois président du conseil) n’avaient pu « lever les obstacles « structurels » traditionnels ». Quant au carlisme, il avait été l’un des représentants les plus persistants de la tradition antiétatique. Cánovas avait commis l’erreur de croire que la monarchie serait un lien efficace d’union entre les Espagnols. Mais la Restauration avait été le reflet de la faiblesse de la tradition libérale espagnole. La dictature de Primo de Rivera n’avait eu plus tard d’autre objectif que de soutenir la monarchie « plutôt que l’État ». Enfin, la Seconde République, non seulement n’avait rien fait pour consolider l’appareil d’État, mais avait aggravé la division de l’État.
À nouveau, le déclenchement de la guerre civile (1936-1939) a démontré l’inexistence de l’État dans la société espagnole. La consolidation de l’État est allée ensuite de pair avec le régime politique franquiste issu de la guerre civile, qui, selon Negro Pavón, « a favorisé de manière décisive la modernisation de la société et son établissement en tant que société de classe moyenne, tout en surmontant l’isolement traditionnel instauré sous la tutelle de la France depuis les Bourbons et, occasionnellement, de l’Angleterre, avec sa politique d’État arabiste et atlantiste, c’est-à-dire hispano-américaine et l’alliance avec les États-Unis ». Cela dit, Pavón reprochait au régime franquiste de ne pas avoir su réaliser « l’homogénéisation économique de la Nation », d’avoir privilégié le Pays Basque et la Catalogne dans sa politique économique. Enfin, l’« État des autonomies », disait-il, a radicalisé la tendance antiétatique espagnole en acceptant « l’existence des nationalités », « une invention des oligarchies locales où se mêlent des éléments conservateurs, marxistes, anarchistes, multiculturalistes, nihilistes, etc. et même islamistes ». En substance, la transition s’est avérée être la transformation de l’ancien Mouvement national franquiste « en un système multipartite basé sur la monarchie sociale-démocrate et la Constitution ». Il s’agit, disait-il, d’une « dictature consensuelle des partis », qui « dé-espagnolise l’éthos traditionnel ; qui, en fait, détruit toute éthique sous prétexte de modernisation, en remplaçant l’éthos par une vague idéologie sociale-démocrate européiste que l’oligarchie culturelle fait sienne avec le multiculturalisme et le nihilisme ; s’enrichir par tous les moyens semblant être le seul critère moral ». Dalmacio Negro Pavón reprochait également à « l’État des autonomies » d’encourager « le revanchisme et le ressentiment pour diviser moralement la nation », avec la loi sur la mémoire historique, « sorte de damnatio memoriae stalinienne contre le franquisme auquel est dû exclusivement l’instauration de la monarchie et non pas aux souhaits de la volonté populaire, qui n’a pas pu s’exprimer ». L’« État des autonomies » détruit l’unité nationale et l’État lui-même, disait-il, « en le divisant en petits États-nations semi-souverains, dont certains revendiquent déjà la souveraineté ». « Il s’agit d’une Kleinstaaterei (balkanisation) anarchique qui rappelle l’Empire allemand de l’époque moderne, bien décrit par Hegel.
La situation sociale et politique s’est ensuite aggravée après l’arrivée au gouvernement du socialiste Pedro Sánchez, que Dalmacio Negro Pavón n’hésite pas à qualifier de « pseudo-docteur » (en raison du plagiat de sa thèse), et pire encore de « crétin », « amoral ». Il ne voyait dans son gouvernement qu’un « ramassis de bonimenteurs, d’affairistes, d’analphabètes – et d’hommes d’affaires – sans oublier les rancuniers qui utilisent l’idéologie pour prospérer ».
Non sans raison, Dalmacio Negro soulignait l’importance du journal El País dans la légitimation de la nouvelle Restauration et du consensus politique autour des institutions. Il n’hésitait pas à le comparer à la Pravda, porte-voix du politiquement correct et dans lequel se trouve « un groupe médiatique et industriel culturel tout puissant, qui s’étend à l’université, à la littérature, à l’art, à l’entreprise, etc. et même au niveau international ».
Dans ce contexte, la « droite officielle », c’est-à-dire le Parti Populaire, est resté fidèle à la fonction que lui avait assignée le système politique et médiatique actuel, à savoir « empêcher la formation de tout parti national, libéral ou conservateur en désaccord avec le consensus ». Par ailleurs, la droite a été affaiblie par l’existence de partis nationalistes conservateurs au Pays Basque et en Catalogne. La droite espagnole authentique a été victime de la « dictature du consensus oligarchique » caractéristique du système social-démocrate.
Dalmacio Negro en appelait à une droite qui lutterait pour la « culture » et pour la « destruction de la vérité du Système », c’est-à-dire « pour défendre la civilisation, en dehors de laquelle la liberté n’est que celle des plus forts ». Et, disait-il, elle devrait le faire à la manière d’Ernst Jünger, dans le “traité du rebelle “. Cette nouvelle droite devrait pour cela surmonter de nombreux obstacles sociaux, politiques et culturels. Récemment, devant la crise de la Monarchie, Dalmacio Negro prônait même ouvertement un parti républicain conservateur qui empêcherait la gauche séparatiste et révolutionnaire d’avoir le monopole de l’alternance républicaine.
La situation actuelle de la société espagnole n’a fait que corroborer toutes ces critiques. Malheureusement, jusqu’à présent, la voix de Dalmacio Negro Pavón n’a pas été entendue. Grâce à ses travaux, nous sommes néanmoins aujourd’hui plus conscients de la situation dans laquelle se trouve l’Espagne. Et son exemple restera toujours pour nous un défi.
Pedro Carlos Gonzalez Cuevas
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