Lucien Lombardo : Avoir 16 ans et Maastricht pour seul horizon…

Je ne souhaite à personne d’avoir eu seize ans le 20 septembre 1992. Je ne suis pas né un 20 septembre mais, ce jour-là, je suis né à la politique. Et ce fut un accouchement douloureux : c’est un monstre que j’ai vu sortir à grand peine des urnes. Il faut dire qu’il avait fallu user de forceps pour l’extirper du suffrage, le « oui » au référendum sur le traité de Maastricht. Forceps de la propagande journalistique univoque. Forceps du chœur des imbéciles qui n’aiment rien que tant que penser comme tout le monde, ou comme leur dictent leurs maîtres. Bref, il avait une sale trogne. Il sentait déjà le faisan.

Qu’est-ce que cela pouvait bien me faire, à moi, que ce « oui » avarié l’emporte ? C’est vrai, je ne suis pas Français. Je m’entends ; pour reprendre la jolie formule éculée de Romain Gary : « Je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines ».

D’abord, je ne suis pas Français parce que je suis Marseillais. Quand on est Marseillais, a fortiori de basse extraction, on vit avec sur sa tête le mépris et le reniement des bien-pensants, bien français, eux. Au point qu’on s’en fait une couronne. Mais allez savoir pourquoi, il se trouve que je suis né patriote. Patriote Marseillais, cette ville est ma patrie, mais aussi patriote Français.

Marseille est un port, un poste avancé, un laboratoire. Dès ma plus jeune enfance, j’ai vu et vécu dans ma chair, ce qui se voit et se vit partout en France aujourd’hui : votre France d’aujourd’hui n’est que le Marseille de mon enfance, en pire.

Enfant, dès les années 80, j’ai vécu la révolte de ne plus me sentir chez moi dans ma patrie. Français de fraîche date moi-même, j’ai vu une immigration envahissante et qui n’avait pas la France au cœur balkaniser ma ville. C’est aussi en réaction à cela que vous devenez patriote : votre réflexe d’homme est de vous opposer à la submersion barbare de votre sol. Mais au milieu des années quatre-vingt, votre tranchée n’est plus qu’un isoloir… alors on votait, oui, mais on votait de détresse… Ce vote était un appel à l’amour et un appel au secours de la France : on nous a craché dessus.

Décidément, nous n’étions ni sérieux ni fréquentables. Tartarins farcesques, il nous manquait plus que de devenir « fascistes ». Nous étions là pour ça… Les années Mitterrand, les irrespirables, haïssables et destructrices années Mitterrand[1], celles-là même dont le pays tout entier récolte aujourd’hui les fruits pourris, nous crachaient dessus.  

Fils du peuple, j’eus très vite en méfiance tous les donneurs de leçons télévisuels et en mépris intégral tous ceux qui, par conformisme, ânonnaient leur catéchisme inversé comme des vieilles leurs patenôtres. Comme des parvenus, des snobs, des nouveaux riches, bref des pignoufs qui se haussent du col en récitant le prêt-à-penser de la classe dominante pour se donner l’illusion d’en être.

Des idiots utiles. Tous ces ahuris qui ne voyaient pas que la « gôche» n’était plus la gauche et espéraient s’abstraire de la masse en gobant les mensonges d’élites qui n’en étaient plus. Noblesse oblige. Ces élites frelatées ne s’obligeaient à rien, elles se servaient. Pire, elles vendaient les bijoux de famille.  

La mode en ce temps-là comme aujourd’hui était à la haine de soi. Puisqu’exprimer son patriotisme était de l’ordre du fascisme, puisque le « nationalisme c’était la guerre »… Vous ne pensiez pas comme ça ? Fasciste ! S’affirmer différent, particulier, singulier ? Fasciste ! Affirmer quoi que ce soit ? Fasciste ! Aucune tête ne devait dépasser. Et avec ça, le fasciste c’était moi ! 

Il fallait bien préparer le terrain, attendrir la viande, avant de la fourrer. De fait, je les entendis arriver de loin avec leurs gros sabots les européistes, les bruxellâtres, les srasbourgomanes. Dès la fin des années quatre-vingt ! C’est vous dire si on en a bouffé de la saucisse et pissé de la bière ! A toutes les sauces, l’Europe : celle de la prospérité, de la fin de la guerre, de l’Eden retrouvé et des lendemains qui chantent. Sur tous les tons. Matins, midis et soirs. C’en était indécent, j’avais honte pour eux.

Mes compatriotes ? Par millions, en troupeaux bêlants, ils y allaient à la falaise, bien en suivant la ligne dans le bureau de vote, comme on le leur avait incrusté dans leurs crânes friables… Si être patriote était fasciste, refuser « Maastricht » – dont le seul nom, en plus de Bruxelles et Strasbourg me refilaient des engelures – c’était le comble de la monstruosité.

Or, il ne s’agissait pas tant ni de patriotisme ou de chauvinisme, que de la volonté farouche des rester libre. Quel individu, quel homme, je veux dire quel Homme, sain de corps et d’esprit, peut concevoir un seul instant jamais donner sa conscience, son esprit, son âme, en délégation à autrui ? Faust ? On sait à qui il l’avait vendue son âme.

Maastricht, c’était le « moi » collectif qui abdiquait, de plein gré, avec la meilleure conscience du monde – cette bonne conscience cauteleuse, cette conscience bien bourgeoise et puante, celle qui ne veut surtout pas faire peuple mais prétend aimer l’humanité toute entière car elle a le mérite de n’être qu’une abstraction – qui abdiquait disais-je, son libre-arbitre, son esprit, son âme.

Alors, le 20 septembre 1992, moi, du haut de mes seize ans tout juste, moi, arrière-petit-fils de pécheurs Italiens, j’ai suivi les résultats du referendum devant la tévé. J’avais pris un drapeau tricolore. On en avait un à la maison, une relique, le pavillon qui flottait à la poupe du chalutier de mon arrière-grand-père, ce drapeau pour lequel il avait combattu en 1914, deux ans après avoir été naturalisé. Je l’ai étreint en priant ce drapeau tout délavé, en priant pour que les Français veuillent encore être maîtres de leur propre destin. Maîtres en leur royaume. Souverains. Mais le bourrage des crânes venait de loin, de 1981 qui n’était que la transformation de l’essai de 1968, souvenez-vous. Il avait été diaboliquement orchestré.

Les urnes ne pouvaient qu’accoucher d’un monstre dans ces conditions, d’un non-sens, d’une ineptie : un être, la France, refusait de continuer d’être lui-même. Ce jour-là, en étreignant mon drapeau qui n’était plus devenu qu’un chiffon, j’ai pleuré.

Aujourd’hui, le monstre a grandi, il se porte à merveille : il tient toutes les promesses infectes que j’avais pressenties. Ce jeune Français « de papiers » est âgé aujourd’hui de quarante-huit ans, et autant à voir s’effondrer son pays sur lui-même. Ce pays, c’était la France. J’ai aujourd’hui une fille qui a seize ans. Je ne souhaite à personne d’avoir seize ans aujourd’hui.

Lucien Lombardo


[1] Sur ces années, se référer à l’ouvrage magistral et définitif Une Jeunesse les dents serrées, de Bruno Lafourcade, paru aux Editions Pierre-Guillaume de Roux en 2019.

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