« Théologie et téléologie » par Éric Guéguen

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Une société libérale est une société dans laquelle chaque individu est laissé libre de se donner à lui-même ses propres fins, de les poursuivre et de revendiquer les droits le lui permettant. Toute idée de bien commun, ou de communalité se résume alors à la maximisation des profits individuels, indépendamment de tout jugement de valeur surplombant. Tout s’organise comme si l’être humain n’avait en partage que l’imprescriptible volonté de faire ce que bon lui semble.

Dans ce schéma de pensée, il n’y a plus véritablement d’espèce humaine au sens animal du terme ; il n’y a que des milliards d’individus dont on constate incidemment un certain nombre de points communs, physiologiques pour la plupart, sans que ceux-ci n’aient quoi que ce soit à prescrire. Le seul élément prescripteur ne peut provenir que du droit « positif » et de ses lois provisoires.
On ne tirera d’un fugace sentiment de l’espèce qu’un semblant de communion universelle, qu’une fraternité factice entre les êtres, bref, qu’une incantation pour éviter la guerre de tous contre tous.

« Théologie et téléologie » par Éric Guéguen

Nos chers devanciers grecs se sont très tôt posé la question de l’un et du multiple, c’est-à-dire d’une entité une, originelle et immuable dont procèderaient tous les êtres fluctuants et périssables. Dans sa Métaphysique, recueil au titre posthume, Aristote scinde son propos en deux axes de recherche.
L’un concerne l’existence, l’autre l’être en tant que tel, origine de tout « étant ». Le tout constitue ce que l’on nomme « philosophie première ». À l’étude des « étants » est dévolue l’ontologie. À celle de l’être en soi, principe de toutes choses, la tradition a fini par donner le nom de « théologie ». Ce terme (ou l’un de ses dérivés), Aristote l’emploie lui-même en plusieurs occasions.

Les quelques occurrences peuvent être rangées sous deux motifs distincts selon que le Philosophe parle des penseurs présocratiques ou selon qu’il nomme une science théorétique. En 983b, par exemple, Aristote appelle théologiens les penseurs ayant eu vocation, depuis Thalès, à arraisonner la mythologie. Entre cette dernière et la philosophie, la théologie serait alors une sorte de science intermédiaire, une avant-garde de la philosophie face à la poésie d’Homère et d’Hésiode et aux cultes orphiques ancestraux.
Il s’agirait, dans l’optique d’Aristote, d’exercer la raison à la compréhension de ce qui nous est, en tant qu’êtres humains, le plus difficile à saisir, à savoir l’origine de toutes choses, le premier moteur. Aristote parle à nouveau de théologie, cette fois pour la distinguer des deux autres sciences théorétiques que sont la science physique et la science mathématique. Alors que la science physique s’attèle à l’étude des êtres susceptibles de mouvement (entendre « changement »), la science mathématique s’attache à l’immuable, mais à l’immuable solidaire de la matière, donc des « étants ». Seule la théologie, en définitive, a en vue l’étude conjointe de l’immuable et de l’immatériel.
Pour cette raison Aristote la désigne comme science théorétique par excellence. Dans un cas comme dans l’autre, la théologie désigne l’acmé de la pensée.

Pour le lecteur contemporain, le mot « théologie » ne souffre aucune ambiguïté. La théologie est, par définition, la science qui se fonde sur l’étude de Dieu et de ses attributs, encore que le mot « science » lui-même puisse sembler ici inconvenant à certains. Pour les Grecs, la science désignait une somme de connaissances approfondies, acquises sur un sujet donné par l’étude, la réflexion ou l’expérience. Elle pouvait donc parfaitement avoir Dieu pour objet. Mais Aristote est plus évasif sur la question. Il parle en effet plus volontiers de premier moteur ou de premier principe que de Dieu à proprement parler.

On pourrait, dans l’esprit aristotélicien, parler de causes des causes, fatalement non sujette au changement et à la corruption. Athées ou croyants, nous serions alors nombreux à y déceler une spéculation sur l’existence de Dieu, tout simplement. Or ce n’est pas si évident. Non qu’Aristote n’y fasse jamais référence, mais il semble bien, à sa lecture, que Dieu ne soit qu’une façon de nommer les choses, voire une hypothèse parmi d’autres. Mais n’est-ce pas là précisément faire preuve d’esprit scientifique que de ne se fermer aucun champ d’expertise dans la volonté de comprendre les choses les plus complexes ?
La science contemporaine ne l’entend pas de cette oreille. Dieu ne pouvant être ni sujet de laboratoire, ni facteur d’équation, elle est allée jusqu’à congédier la métaphysique aristotélicienne pour se débarrasser de ce dossier. Mais pour ce faire, elle est passée par un intermédiaire.

Parmi tout le corpus aristotélicien, nous sommes assurés que la chrétienté du haut Moyen Âge disposait de l’essentiel de l’Organon, soit le volet « logique » des œuvres d’Aristote, traduit par Boèce notamment et promu par saint Anselme. Le reste est sujet de discorde entre historiens et philosophes pour savoir quelles sont celles de ses œuvres à avoir transité par l’Andalousie ou les confins de l’Empire byzantin avant d’inspirer la scolastique.
Peu importe. Ce qui est plus important, c’est de savoir que la Physique et la Métaphysique d’Aristote n’ont vraisemblablement été prises en compte par les autorités religieuses qu’au XIIe siècle, et qu’elles ont dérangé beaucoup plus, d’un point de vue moral, que la logique du maître. Posaient problème en particulier l’éternité du monde qui s’en dégage et le monopsychisme (une seule âme en partage pour tous les hommes) qu’Averroès déduit d’Aristote.

Ne nous attardons pas sur la manière dont la scolastique s’est réapproprié le Philosophe grâce aux travaux de gens comme Robert Grossetête, Albert le Grand, Roger Bacon ou Thomas d’Aquin. Un tel article n’y pourrait suffire. Il s’agit avant tout de donner une idée du rapport entretenu par l’Occident avec la figure tutélaire d’Aristote, et plus précisément sa composante téléologique (télos, le but, la cause finale) qu’il nous faut maintenant introduire.

« Théologie et téléologie » par Éric Guéguen

Nous venons d’évoquer l’équivocité du terme « théologie » dans la Métaphysique. La conciliation avec le culte en vigueur aura été rendue possible par l’entremise de saint Thomas. Dès lors, dans les esprits, lorsqu’Aristote fait référence au premier moteur, il pense nécessairement à Dieu. Or c’est loin d’être évident puisque le Philosophe ne parvient jamais à définir ce qu’est Dieu. Il se contente de ce que l’on appelle une théologie « négative » (ou « apophatique »), c’est-à-dire en quelque sorte un balisage rationnel de ce que Dieu n’est pas. C’est un peu un aveu d’impuissance de sa part, qui ne permet nullement d’en déduire que le premier moteur est de nature divine. Encore une fois il faudrait voir en Dieu une possibilité plus qu’une certitude. Étant donné que l’énoncé du premier moteur, ce qui impulse l’épanouissement de l’espèce humaine, a vocation à illustrer la philosophie causale d’Aristote, c’est l’aspect téléologique de la Métaphysique qui est alors réduit au seul souci du divin. En clair, tout se passe au Moyen Âge comme si « théologie » et « téléologie » étaient rigoureusement synonymes : si l’homme a quelque fin en partage, elles lui viennent fatalement de Dieu. Ce n’est pas ce que dit Aristote, bien qu’il demeure convaincu que l’homme, fruit d’une nature qui ne produit jamais rien au hasard, possède des fins qui lui sont propres. Pour lui l’homme est nanti d’une fin générique, comme n’importe quel être vivant.

Empiriquement, la nature révèle que des causes efficientes sont à l’œuvre. Nous possédons un certain nombre d’organes qui ont tous une fonction particulière et produisent des effets. L’expérimentation, livrée à elle-même, laisse clairement apparaître que l’organe détermine la fonction : c’est parce que nous avons des yeux que nous voyons. Ce schéma de pensée, qualifié de « mécaniste », était dès l’origine défendu par les philosophes matérialistes que furent, par exemple, Démocrite ou Épicure. Il renvoie à un déterminisme que je qualifierais de spontané, au sens d’une succession de causes et d’effets sans but avoué.
La philosophie causale d’Aristote, elle, est non seulement déterministe, mais finaliste (ou téléologique). Autrement dit, elle fait la part belle aux causes finales que récusent catégoriquement les matérialistes. Dans l’exemple de l’œil, Aristote ne conteste pas l’évidence, que l’œil permette la vue. Mais à cet empirisme inaugural, il adjoint un rationalisme englobant  : notre oeil nous permet certes de voir, mais c’est parce que nous avons besoin de pouvoir évoluer dans notre environnement, donc de nous repérer constamment, que l’œil officie. Par suite, la philosophie causale d’Aristote nous amène à déduire que c’est la fonction qui conditionne l’organe, et non l’inverse.
À ce qui était observable en laboratoire et donc réputé de nos jours « scientifique », Aristote répond en jouant sur les deux registres de l’induction et de la déduction. Il remonte des effets aux causes mais ne s’en tient pas aux causes qui produisent ces effets (ou causes « efficientes ») ; il assume également les causes des causes efficientes, ce que l’on nomme à sa suite causes « finales ».

Déterminisme d’un côté, finalisme de l’autre, Aristote arrime l’espèce humaine en amont comme en aval et c’est notre libre arbitre qui en prend un coup. Saint Thomas passe pour celui qui, répondant aussi bien au déterminisme athée (une nature sans Dieu) qu’au finalisme éthéré (la soumission totale aux fins divines) met un peu d’ordre dans tout ça : la fin est première dans l’intention, ultime dans l’exécution. Les causes efficientes priment donc dans l’ordre des événements, mais ce sont bel et bien, dans l’optique aristotélicienne, les causes finales qui importent le plus. Elles tirent les ficelles. Elles témoignent de ce qu’en chaque être une chose en puissance doit être mise en acte. Ces causes finales, la Modernité les a très tôt repoussées. Elle les a repoussées en réaction aux errements de la scolastique.
L’humanisme, à l’origine du renouveau et refusant l’héritage médiéval, avait amorcé, malgré les nombreux services rendus, le violent rejet du Moyen Âge dans les limbes. Bientôt toute notion suspecte d’offrir un rôle à Dieu serait classifiée au rayon « théologie », tandis que la science se déprendrait peu à peu des vieilles lunes métaphysiques. La téléologie fut du convoi. En ayant recours au syllogisme pour clarifier les choses, nous pourrions dire ce qui suit. Primo, la scolastique a amalgamé téléologie et théologie. Secundo, la Modernité s’est constituée en refusant l’autorité de toute notion pouvant graviter autour du divin. Tertio, elle a jeté la téléologie avec l’eau du bain.

Revenons à présent à notre réflexion sur l’idée de fins communes. Nous disions que l’individualisme contemporain l’emportait dans notre esprit au point de réduire l’espèce en confettis. Mais peut-on vraiment envisager que l’homme puisse être la seule espèce à ne connaître ni déterminismes naturels, ni fins en partage ?
Il semble bien qu’il soit dans la nature de l’oiseau de voler parce que cette nature l’a doté d’ailes, et que celles-ci contribuent à son essor. N’est-il pas, de même, dans la nature humaine d’utiliser au mieux ce qui lui est naturellement spécifique ? Et qu’est-ce donc, si ce n’est la puissance de l’intellect ? L’homme n’est-il pas déterminé à vivre en troupeaux (causes efficientes) afin d’actualiser sa raison en puissance (cause finale) ? Ne serait-ce pas là une fin commune ? Celle-ci ne prime-t-elle pas, de ce fait, toute autre fin particulière ? Interdit-elle pour autant à chacun de poursuivre des buts privés ? Non, mais elle hiérarchise les activités, leur reconnaît plus ou moins de valeur et les indexe. Elle introduit du sens là où le relativisme marchand ne s’en remet qu’aux goûts indifférenciés des individus.
Contrairement à l’oiseau, l’homme peut déroger à sa nature, se prendre soi-même pour objet de contemplation et faire un pas de côté. Mais lorsque cette attitude devient la norme et que l’être humain refuse en bloc de n’être pas totalement autodéterminé, il prend le risque de se perdre dans le superflu et fait le jeu de la médiocrité.

Éric Guéguen

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